Le jeu des perles de verre/
Hermann Hesse
Ce texte est la dernière oeuvre de Hesse. C'est un livre d'anticipation, un essai ardu, un roman initiatique, la biographie fictive de
Joseph Valet.
Il m'a fallu deux mois pour le lire attentivement tant la substance est dense.
Paru en Suisse en 1943, il a fallu attendre 1946 pour qu'il soit publié en Allemagne. Douze années ont été nécessaires à Hesse pour écrire ce chef d'oeuvre qui lui a valu le prix Nobel de littérature la même année 1946.
Tout au long des années de guerre, il incarna la résistance de l'esprit contre les puissances de la barbarie, le national socialisme de Hitler.
Le thème général est celui de l'adolescent puis de l'adulte à la recherche de lui-même à travers révoltes et conflits. Cette oeuvre aux aspects autobiographiques est complexe, riche en symboles et dense, et la langue est d'une grande beauté, tantôt ironique, tantôt parodique. L'influence de
Freud, de Nietszche et du Romantisme allemand en général (
Goethe, Schiller,
Thomas Mann, Brentano,
Hölderlin, Wackenroder, et surtout
Novalis ) transparait largement.
Il s'agit d'un opus à double entrée : à côté du plan factuel extérieur se situe le plan allégorique intérieur, très inspiré de
Goethe dans ses dernières créations et de la pensée extrême orientale qui apporte apaisement et stabilité à Hesse. La notion de « karma » est omniprésente et essentielle : roue du devenir, et continuité sans faille de l'univers. L'influence chez Hesse de la pensée hindoue est tempérée par celle de la pensée chinoise qui finalement dominera en raison de sa plus grande sérénité fondée sur la notion de l'unité harmonieuse de l'univers, celle du taoïsme. Certains ont parlé là d'un chef d'oeuvre de science-fiction de l'intériorité.
Page 67 : « Il n'est pas douteux que des esprits comme Abélard,
Leibniz, Hegel ont fait un jour le rêve d'embrasser l'univers spirituel dans des systèmes concentriques et d'unir la beauté vivante du spirituel et de l'art à la force magique des formules des disciplines exactes. »
Cette oeuvre est aussi une réaction contre la décadence de l'esprit et de la civilisation, une profession de foi en faveur de l'Esprit (der Geist ) en des temps où vacillent les valeurs essentielles. Référence est souvent faite à la
musique et parfois d'une façon assez inattendue : « Dans la Chine légendaire des anciens rois, on reconnaissait à la
musique un rôle déterminant dans la vie de l'État et de la cour. On identifiait presque la grandeur de la
musique avec celle de la culture et de la morale, voire de l'Empire et
les maîtres de
musique devaient veiller strictement à ce que l'on conservât les anciennes tonalités et à ce qu'on respectât leur pureté. La
musique connaissait-elle un déclin ? C'était un indice certain que le gouvernement et l'État étaient sur une mauvaise pente. »
Et plus loin ces paroles de Lu Bou Wei, régent de l'Empire chinois au IIIé siècle avant JC : « Les États décadents et les gens mûrs pour le déclin n'ignorent pas la
musique, mais leur
musique manque de sérénité. Aussi, plus la
musique est bruyante, plus le pays est en danger. »
Hesse voit dans la
musique classique « l'essence et la somme de notre culture, car elle est son geste et sa manifestation la plus évidente et la plus révélatrice. La
musique classique est un geste qui signifie : je sais le tragique de la condition humaine, je me rallie à la cause du destin humain, de la vaillance, de la sérénité. Que ce soit la grâce d'un menuet de Haendel ou de Couperin, que ce soit la sensualité sublimée en un geste de tendresse, comme chez Mozart, ou encore l'acceptation tranquille de la mort comme chez Bach, il y a toujours là une bravade, un héroïsme, un esprit chevaleresque et l'accent d'un rire surhumain, d'une gaieté immortelle. »
La Castalie est une province pédagogique imaginaire culturelle où arrive notre héros,
Joseph Valet, choisi en raison de ses capacités exceptionnelles dans toutes les matières et qui va aller à l'École des élites. L‘élève choisi peut accepter s'il sent qu'il a la vocation, ou refuser après un délai de réflexion. le but ultime est d'accéder à l'Ordre puis devenir le Ludi Magister du Jeu des perles de verre.
Les épreuves sont diverses et parfois inattendues : par exemple apparut « un genre de dissertation appelée curriculum vitae consistant en une autobiographie fictive, située à une époque quelconque du passé. La tâche de l'étudiant consistait à se replacer dans un milieu et dans une culture, dans un climat spirituel d'une époque donnée du passé et à imaginer une vie qui y correspondît. La préférence allait à la Rome impériale, la France du XVIIé, à l'Athènes de Périclès ou L'Autriche de Mozart. » (Les trois biographies fictives de Valet sont proposées en annexe au récit.)
Alors que l'étude du grec ancien est à l'honneur, une réflexion sur cette langue et par extension sur toutes les langues m'a parut fort intéressante : « …Nous regardions de tout près le point culminant et l'époque de splendeur d'une langue, nous parcourions avec elle en quelques minutes un chemin qui lui avait demandé plusieurs siècles, et ce spectacle de la précarité fit sur moi une impression d'une force saisissante : je voyais là sous nos yeux un organisme très complexe, ancien, vénérable, qu'il avait fallu des générations pour édifier lentement, parvenir à son épanouissement, et déjà sa floraison contenait le germe de sa décadence, toute cette construction savamment composée commençait à s'affaisser, à dégénérer, à chanceler, sa fin n'était pas loin et en même temps, comme un éclair et un frisson de joie, une idée me traversa : la décadence et la mort de cette langue n'avaient pourtant pas abouti au néant, sa jeunesse, sa fleur, son déclin s'étaient conservés dans notre mémoire, dans la connaissance que nous avions d'elle et de son histoire, et elle continuait à vivre dans les signes et les formules scientifiques… A chaque instant elle pouvait être reconstruite….»
Magnifique passage !
Valet devenu Ludi Magister va découvrir « la joie qu'on éprouve à transplanter dans l'esprit d'autrui ses propres acquisitions intellectuelles et à les voir y prendre des formes et un rayonnement, tout nouveaux, la joie donc d'enseigner et ensuite celle de lutter avec la personnalité des étudiants et des élèves, d'acquérir et d'exercer une autorité, d'être un guide, la joie donc d'éduquer. »
La rencontre de Valet avec le Maître de
Musique vieillissant est un grand moment : « …En même temps il posa la main sur mon bras, elle était aussi légère qu'un paillon, il me regarda dans les yeux avec insistance et il sourit. À cet instant, je fus vaincu. Quelque chose de son silence serein, de sa patience et de son calme passa en moi, et soudain je compris pleinement ce vieillard et le tournant qu'avait pris son être, quittant les hommes pour le silence, la parole pour la
musique, la pensée pour l'unité… Simplement, après que ma résistance eut été brisée, je sentis qu'il m'accueillait dans sa paix et sa clarté ; nous étions lui et moi, dans un enclos de sérénité et de repos merveilleux. »
Tegularius, co-disciple de Valet, s'interroge sur la valeur de l'histoire pour conclure que « l'histoire universelle, c'est l'interminable récit, sans esprit ni ressort dramatique, de la violence faite au plus faible par le plus fort. …L'histoire universelle est une compétition dans le temps, une course au gain, au pouvoir, au trésor. … L'acte spirituel, culturel, artistique est exactement le contraire : c'est chaque fois une évasion hors de l'esclavage du temps ; l'homme, de la boue de ses instincts et de son inertie, se glissait et se hissait à un autre niveau, dans l'intemporel, le supra-temporel, le divin, dans un domaine radicalement étranger et rebelle à l'histoire. »
Au fil du temps, Valet comprend que sa charge d'éducateur et de Ludi Magister est un sérieux obstacle à l‘épanouissement de ses facultés les meilleures et les plus fécondes. Cependant, par un concours de circonstance, il ne va pas suivre cette voie et veut devenir le précepteur du fils de son ami Designori. Peu à peu il va réaliser que la culture castalienne est trop portée au narcissisme et à la fatuité tout autant qu'à l'élitisme et le sybaritisme. Il va renoncer à sa charge de Magister après une très longue réflexion qui l'amène à penser que comme toute culture, celle de Castalie disparaîtra, rongée par sa quiétude, éphémère, frappée d'une obsolescence potentielle s'actualisant progressivement pour entrer dans l'histoire. Il semble à Valet qu'il est parvenu à un état proche de l'« éveil » : « On ne pénétrait pas dans le coeur du monde, mais dans le coeur de sa propre personne. C'était aussi pour cela que ce qu'on connaissait alors était si peu communicable, si singulièrement rebelle à la parole et à la formulation. Il semblait qu'exprimer ces régions de la vie ne fît pas partie des objectifs du langage. »
Dans le magnifique chapitre « La légende », la conversation ultime entre Valet et le Grand Maître Alexandre est un moment pathétique et d'une grande spiritualité.
Il n'est pas douteux que cet ouvrage est d'un accès difficile ; très centré sur la méditation et tout ce qui touche à l'intellect, il ne se lit pas comme un banal roman. Et le lecteur qui a la chance d'être touché par la profondeur de ce récit en ressort métamorphosé. La fin du chapitre « En fonctions », est particulièrement révélatrice.
Au terme de ce très long récit dont la fin est surprenante, il apparaît que le fonctionnement du jeu des perles de verre n'est détaillé à aucun moment par l'auteur qui n'en délivre que peu de clefs, ce qui laisse place à l'imagination du lecteur.
Chef d'oeuvre, attention !