Le Chant de l'amour triomphant (1881) (Песнь торжествующей любви), parfois traduit sous le titre moins fidèle le Chant de l'amour heureux, est une nouvelle très brève, baignée de surnaturel, et dédiée par un Tourgunéniev vieillissant à la mémoire de
Flaubert, mais inspirée par la nouvelle passion de l'écrivain, l'actrice Maria Savina qu'il ne peut posséder qu'en fantasme car "le corps ne suit plus". Il a commencé la rédaction en 1879, et de manière inhabituelle y rompt les amarres à la fois avec ses préoccupations sur la Russie et avec le temps présent, puisque l'action se passe en pleine Renaissance, en 1542, à Ferrare, sous les Borgia.
Tourguéniev est très attentif à en rendre le côté «couleur locale». le titre contraste avec les amours ratées que l'auteur a décrits durant sa vie.
Comme à l'habitude, un narrateur anonyme introduit le récit: «Voici ce que j'ai lu dans un vieux manuscrit italien».
Valeria, l'une des plus belles femmes de Ferrare, est une personne sage, modeste et pieuse qui lit l'
Arioste et chante en s'accompagnant au luth.
Deux amis en sont épris, et décident que celui qu'elle n'aura pas choisi s'effacera. Elle opte pour le peintre, Fabio, et vit avec lui un bonheur qui n'est altéré que par le manque d'enfant. Comme promis, Muzio, le musicien, part pour l'oublier. Il revient d'Orient quatre ans après, avec des coffres remplis d'objets précieux, accompagné d'un valet malais muet qui a étudié la magie. Tous se retrouvent de bonne humeur. Muzio offre un collier persan à Valeria, charme un petit serpent avec sa flûte lors de la veillée, fait boire à ses hôtes un vin étrange qui ne ressemble pas à ceux d'Europe, et joue sur une viole hindoue à trois cordes un air insolite entendu à Ceylan,
le Chant de l'amour triomphant. Il dort dans un petit pavillon situé dans le parc. La nuit, Valeria rêve que Muzio «la prend dans ses bras» (litote qui chez
Tourguéniev signifie qu'elle se donne à lui), se réveille agitée, mais n'ose pas raconter son rêve à son mari. Muzio fait
un rêve érotique identique, qui se passe dans le même décor. Plusieurs nuits, il rejoue son air mystérieux à la viole, ce qui semble avoir pour effet envoûtant que, d'une certaine façon, il prend possession de l'âme de Valeria qu'il attire dans le jardin où son mari découvre de nuit deux paires de pas dans le sable. L'attitude de la jeune femme est de plus en plus étrange. Son rêve se renouvelle, et elle part se confesser dans un monastère. Une nuit, Fabio blesse Muzio d'une dague, et le retrouve plus tard couché sur son lit. le domestique malais explique qu'il est mort, et multiplie des rites étranges autour du corps. le lendemain, cependant, le domestique lui fait dire que Muzio va s'en aller. Il repart effectivement, et les époux se préparent à retrouver la sérénité. Voici les dernières lignes de la nouvelle dans la version définitive (on parle de Valeria):
«Soudain, indépendamment de sa volonté, jaillit sous ses doigts
le chant de l'amour triomphant qu'avait jadis joué Muzio, et au même moment, pour la première fois depuis son mariage, elle sentit dans son sein les premiers frémissements d'une vie nouvelle en train de germer. Valeria tressaillit… s'arrêta… Que lui arrivait-il ?... Était-il possible que ?… le manuscrit s'achevait sur ces mots».
Dans une version antérieure,
Tourguéniev est plus explicite: «L'enfant a tressailli dans son sein. de qui est-il?».
Peut-être pense-t-il à Paul, le fils de Pauline Viardot, dont il s'est aussi demandé de qui il était.
Les premières versions de cette nouvelle mettent moins l'accent sur les aspects fantastiques, les forces occultes (le rêve de Valeria) et la magie du Malais. L'attirance de Mucius et Valeria est alors simplement psychologique. À l'origine, l'auteur avait même prévu que Valeria serait unie à Muzio dans la mort, mais finalement la mort est vaincue et elle est unie à Fabio dans la vie.