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Autopsie d'une tragédie sociale

"Les contours de la littérature française sont-ils en train de se redessiner, bousculés et dérangés par la vitalité des sciences sociales ?" se demande Juliette Cerf dans Télérama, à propos du dernier livre d'Ivan Jablonka, "Laetitia ou la fin des hommes". Ça me fait penser à cette dédicace qu'Annie Ernaux m'a écrit en première page de son livre, Mémoire de fille : "Pour Stéphanie, par compréhension de ce qu'apporte la sociologie à la littérature".
L'affaire Laetitia, 2011. Je n'en ai d'abord pas de souvenir. L'évocation du nom de Tony Meilhon me rafraichit un peu la mémoire. Meurtre sordide. Point. Je n'ai plus les détails, je ne situe même plus l'histoire dans sa géographie, celle qui m'est pourtant proche puisqu'elle s'est déroulée à quelques dizaines de kilomètres de chez moi. Une zone côtière de l'Atlantique que j'associe à l'été, au plaisir des ballades en bord de mer.
Or, Ivan Jablonka va me replonger dans l'affaire de ce féminicide en me livrant page après page l'autopsie d'une tragédie sociale. Et là après l'intérêt de côtoyer de plus près des personnages que j'ai eu l'occasion de rencontrer ici à Nantes, dans la ville où je vis et travaille, une avocate, un procureur…Après l'intérêt de vivre de l'intérieur l'expérience d'une enquête criminelle, ses méthodes, ses tensions, les réflexions de ses différents protagonistes, arrivent successivement une colère sourde et une infinie tristesse face à l'impitoyable description de ce destin où les déterminismes psychosociologiques n'auront de cesse d'anéantir les élans, l'énergie, le courage, l'envie de vivre et de s'en sortir d'une jeune fille , Laetitia Perrais, née le 4 mai 1992 à Nantes et morte à 18 ans près de Pornic, sans que l'on arrive précisément à situer le lieu du décès .
On peut invoquer toutes les sirènes de la méritocratie, rejeter la sociologie de Bourdieu, je ne vois pas comment on peut nier après cette lecture le déterminisme social à l'oeuvre dans les trajectoires de vie. Comme l'écrit Ivan Jablonka: "L'affaire Laetitia révèle le spectre des masculinités dévoyées du XXIème siècle, des tyrannies mâles, des paternités difformes, le patriarcat qui n'en finit pas de mourir […] "Comprendre ce que Laetitia a fait et ce que les hommes lui ont fait, n'est pas sans rapport avec la démocratie".
Alors oui, j'ai pleuré vers la fin du livre mais ce que j'ai aimé et ce que je vais retenir, c'est l'humanisme de cette écriture qui rend admirablement sa dignité aux victimes de ces tragédies sociales. Un humanisme qui appelle à poursuivre sans relâche, le combat pour l'égalité et la lutte contre les violences faites aux femmes.
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C'est une enquête, non c'est un essai, non c'est un roman, c'est une vie racontée surtout, une vie de jeune femme achevée avant de prendre son envol, cernée par des hommes peu ou pas du tout bienveillants. Parce qu'elle semble n'avoir existé qu'à travers les gros titres des journaux papier ou télévisuels, Jablonka tente de redonner vie et grâce à Laëtitia pour qu'elle ne soit pas uniquement que la victime d'un crime atroce, mais qu'elle redevienne la jeune femme de 18 ans, qui construisait sa vie après des débuts difficiles dans ce monde, qui voulait laisser derrière elle le passé et se construire un joli avenir.
Jablonka a indéniablement été touché par Laëtitia et sa soeur, Jessica avec laquelle elle formait un "couple" sororal : l'une cheveux longs, gracieuse, adoptant tous les codes féminins et l'autre, plus sèche, cheveux courts, arborant comme en permanence une tenue de combat pour se protéger sans forcément réussir. Certaines vies sont terrifiantes d'injustice et de cruauté et elles ne se passent pas toujours au delà de nos frontières, mais près de chez nous, autour de nous : nous ne les voyons que lorsqu'elles nous explosent au visage dans le bruit, la fureur et les aboiements des hommes.
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Un portrait touchant d'une jeune fille, Laetitia Perrais, dont la vie chaotique et la fin tragique auraient pu rester un fait – comme on le dit malencontreusement – divers ; un de ces évènements qui ne s'inscrit nulle part et nous plonge dans l'horreur, mais qu'on se plait à reléguer bien vite au rang des exceptions. Comme ce monstre qui l'a, non seulement violée, mais démembrée pour ajouter du sordide à l'atrocité et au malheur. Pourtant il n'y a rien de « divers » dans ce drame ni dans le parcours de celui qui a commis cet acte innommable sinon un inextricable réseau de causes et d'effets d'origine sociale bien souvent difficile à démêler.
Que dire d'une société impuissante à protéger de jeunes enfants de parents toxiques, incapables de discerner les failles d'un père d'accueil, véritable tartuffe, qui va se révéler, in fine, un homme abusif et violeur? Quant au meurtrier : on a envie de prononcer à son encontre le mot déchet et d'oublier que lui aussi est potentiellement une victime.
Derrière tout cela se dessine en creux le machisme et l'inceste, sa résultante qui déstructure des vies entières. Sans omettre la violence, sur fond de misère, accrue par le chômage, les ravages de l'alcool et des drogues ; l'incompétence des services sociaux à détecter la détresse des enfants. Lesdits enfants lorsqu'ils sont interrogés (expérience perso) le sont dans la maison des parents d'accueil qui par ailleurs sont toujours prévenus de l'arrivée d'une assistante sociale. Ils sont donc briefés et savent qu'ils doivent contrôler leurs paroles sous peine de représailles ou d'être à nouveau transbahutés dans une autre famille qui sera peut-être pire. Quant aux foyers, ils ne peuvent pallier, en aucun cas, le manque affectif.

Concernant la récidive, je ne m'inscris pas vraiment dans les propos de l'auteur, p 148 « aucune société, fût-elle totalitaire, ne peut éradiquer le crime. le mal, le désir de transgression, l'envie, la folie étant constitutifs de l'espèce humaine, le risque zéro n'existe pas. »
Certes, si le risque zéro n'existe pas, je suis convaincue qu'une vraie société de partage, plus éthique, peut faire baisser le seuil de récidive de façon significative en offrant des structures d'accueil plus adaptées, un travail valorisant et en privilégiant l'éducation et la culture ; et aussi en donnant à la justice les moyens d'accomplir sa mission (Sarkozy s'insurge contre ses dysfonctionnements, mais ne prend à aucun moment la mesure de la responsabilité qui incombe à l'État sur ce sujet.)

Quant à l'aliénation soulignée par les médias, Laetitia compose avec du mieux qu'elle peut. Et, dans ce marasme ambiant, on perçoit à la fois malgré son désespoir latent, une générosité et une force de caractère peu commune qui la maintient en vie jusqu'à ce triste jour, où on ne comprend pas vraiment pourquoi, on s'interroge encore sur ce basculement qui tient de l'attitude suicidaire, elle va briser ses repères et, contre toute attente, suivre dans un premier temps un individu louche qu'elle connait à peine.
C'est le mérite de ce livre d'avoir donné une voix et un visage au désespoir de cette toute jeune fille qui n'avait pas les mots pour le dire, ce qui permet peut-être à sa soeur jumelle Jessica de trouver un semblant de réconfort et va à l'encontre de cette indifférence généralisée dont elles ont été toutes deux les victimes dans leur enfance.
C'est avant tout un récit profondément humain qui interroge…
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Une enquête très fouillée sur l'assassinat d'une jeune femme, Laëtitia Perrais. L'auteur place la victime au coeur de son livre et non le meurtrier comme c'est souvent le cas.
Il détaille la personnalité de Laëtitia, son enfance difficile et tout ce qui faisait la vie de cette jeune fille de 18 ans.
Il n'y a pas de voyeurisme, les faits sont énoncés, sans insister sur les aspects les plus sordides.
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Oeuvre d'historien autant que de journaliste, de sociologue ou d'écrivain, Laëtitia dissèque le cadavre encore tiède de Laëtitia Perrais, jeune fille tombée sous les coups de son bourreau, un pauvre type encombré d'une enfance turpide et bouffé par la drogue.

Dans des chapitres courts et secs, Jablonka découvre l'hypogée secret d'une construction toute médiatique qui confronte une belle à sa bête. Il décrypte pour nous les coulisses d'une affaire criminelle qui fit couler autant d'encre que de sang : la mécanique du fait divers mêle victimes, coupables, travailleurs sociaux, policiers, juges, avocats, journalistes, politiques... En libérant leur parole, l'historien met à nu les rouages d'une société qui protège plutôt assez bien ses enfants mais qui est impuissante à prévoir, guérir ou consoler.

Ailleurs on s'est penché sur le parcours d'un criminel (que ce soient Capote versus Perry Smith et Richard Hancock, Carrère versus Jean-Claude Romand etc.), sur une dérive médiatique (Le Bûcher des innocents de Laurence Lacour) ou on a fait le procès d'une société (Jaenada et La petite femelle) : ici il s'agit d'un tribut à une victime. En dressant un portrait sensible de la jeune Laëtitia, Jablonka rend hommage à toutes les femmes qui tombent.

On aurait apprécié un style qui transcende la trivialité des faits : malheureusement Jablonka n'est qu'accessoirement écrivain et jamais très convaincant dans des échappées "fleur bleue" assez fréquentes. Pour la partie purement factuelle de l'affaire, le professeur d'histoire est irréprochable, à défaut d'être objectif -son anti-sarkozysme manque de nuance- : comptable du moindre fait, des moindres propos rapportés, il se sent investi d' "un projet d'intérêt général, comme une mission de service public".

Y a-t-il un déterminisme victimaire ? La question mérite d'être posée quand tous les actes posés par ou pour Laëtitia dans le chemin de croix que fut sa vie, telle qu'elle nous est contée, la rapprochent d'une mort vécue comme un sacrifice.

Austère et salutaire.
Lien : http://lavieerrante.over-blo..
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Laëtitia Perrais, 18 ans, est sauvagement assassinée par un jeune homme fraîchement sorti de prison. L'émotion submerge la France et le pouvoir politique se saisit de l'affaire. Mais qui était Laëtitia avant de devenir une affaire, un symbole?

Ivan Jablonka relève le défi de sortir Laëtitia de ce rôle de victime et de lui rendre, aux yeux de tous, vie et substance.

L'auteur détaille en parallèle l'enquête, la reconstitution de la journée du meurtre mais aussi, et surtout, ce que fut la vie de la jeune fille avant son assassinat.

Encore un livre choisi au hasard. En lisant la quatrième de couverture, j'ai pensé à un récit de fait-divers. Ce que j'ai de plus voyeur en moi en a été satisfait et j'ai débuté ma lecture en m'attendant à une description de la banalité de l'horreur.

Mais il n'y avait rien de banal dans cette ouvrage. Rarement un livre m'a autant dérangée. L'auteur contraint son lecteur à envisager la victime comme autre chose qu'un corps dont la vie se serait résumée aux quelques heures encadrant son meurtre. Il nous oblige à ouvrir les yeux sur tout ce qui a conduit cette femme à sa mort et son assassin à commettre l'irréparable.

Si les ouvrages sur les assassins sont légion et qu'on entend très souvent parler de leur enfance, de leurs traumas, de leur humanité parfois, qu'en est-il des victimes?

Ivan Jablonka leur rend la parole.

C'est très troublant, inconfortable, déstabilisant. Mais magistral.

Un livre qu'il est difficile d'oublier et qui changera à coup sûr la perception que j'aurai du prochain fait-divers dont j'entendrai parler.
Lien : https://lucioleetfeufollet.c..
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C'est un livre très intéressant et souvent passionnant, quand il est dans son domaine annoncé : l'histoire en sciences sociales. La description des événements sous plusieurs angles (les magistrats, la presse, les politiques, la famille, les amis, les services sociaux...) est vraiment réussie. C'est un panorama très riche de la vie de cette jeune fille. La réflexion sur les types de délinquance et l'action médiatique de Nicolas Sarkozy est particulièrement convaincante.
Je suis plus réservée sur une certaine redondance (le meurtre est raconté 3 ou 4 fois m'a-t-il semblé, avec des différences minimes) et sur les commentaires apitoyés qui n'apportent pas grand chose : la démonstration est forte et suffit à susciter la compassion. Mais il faut le lire, IJ nous donne à voir un processus de façon fascinante et décrit des vies chaotiques avec une grande proximité.
La comédienne invente des voix pour chaque personnage de façon pas toujours agréable, mais la lecture tient la (longue) distance.
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Approchez, approchez, bonnes gens ! Venez lire la chronique judiciaire lavée plus blanc que blanc ! Ivan Jablonka n'est pas un charognard; c'est un universitaire, historien (sociologue plutôt) qui sait prendre du recul et qui propose rien moins qu'une oeuvre de "service public": rendre sa dignité à Laetitia Perrais, victime d'un terrible fait divers dans la nuit du 18 au 19 janvier 2011, en Loire atlantique. Et traiter ce fait divers sous l'angle, ô combien noble de la sociologie.
Tartuferie n°1: c'est une chronique judiciaire presque comme une autre. Les chapitres relatant les événements sordides alternent avec les analyses mais sont habilement coupés de manière à faire monter la tension dramatique. C'est un page-turner tout ce qu'il y a de plus classique (de plus vulgaire, diront ceux qui se pincent le nez à l'approche d'une telle littérature de gare). On croirait lire un épisode de Faites entrer l'accusé. Moi, ça m'a plu mais moi, je ne fais pas semblant de mépriser les faits divers.
Tartuferie n°2: rendre sa dignité à Laetitia. Mettre enfin en valeur la victime et non l'assassin. Alors pourquoi aucun détail sordide ne nous est épargné ? Quel besoin était de raconter comment Tony Meilhon refusait de dire ce qu'il avait fait du corps et hurlait des chansons obscènes dans lesquelles il évoquait son viol avec délectation ? Pourquoi raconter qu'il rotait au visage des magistrats ? Pourquoi lui consacrer tant de pages ? La vérité c'est que si Yvan Jablonka s'était contenté de raconter la vie de Laetitia (fille de l'assistance publique, père violent, mère dépressive, placée en foyer d'accueil, titulaire d'un CAP APR, serveuse), il n'aurait même pas vendu 200 exemplaires.
Mais, pour obtenir les bonnes grâces de l'Intelligentsia (forcément parisienne) ET le prix Médicis (alors que le style est juste correct) il fallait "faire oeuvre de service public", ce qui, chez Yvan Jablonka consiste à étaler des clichés du haut de sa bienpensance.
Alors, je vais quand même donner quelques bons points à ce livre: D'abord, il est très documenté et on apprend des quantités de choses sur le fonctionnement de la justice, sur l'application des peines, sur l'éventail de celles-ci, sur les personnels qui s'en occupent, sur leurs conditions de travail; sur la presse et les fuites organisées, sur l'aide sociale à l'enfance... Je reconnais à Yvan Jablonka le mérite de s'être intéressé à ces jeunes de la France périphérique qui, parce qu'ils sont blancs, pauvres et hors banlieue, n'intéressent personne.
En revanche, j'ai été gênée, irritée et ulcérée par trois choses:
1) la thèse de Jablonka est celle du déterminisme social (déjà, je déteste): si Laetitia a croisé le chemin de Meilhon, c'est parce qu'elle était déjà salariée à 18 ans, parce qu'elle était pauvre, parce qu'elle était malheureuse à cause de son père d'accueil libidineux. Mouais, passons.
2) Je pense qu'il a choisi CE fait divers pour régler ses comptes avec Sarkozy. En effet, l'ex président s'était, comme à son habitude, emparé de l'affaire pour verser dans le compassionnel (mais je ne vois pas où est le mal de compatir au malheur des gens) mais surtout, il avait vertement et imprudemment critiqué le travail de la justice qui était déjà complètement asphyxiée par les dossiers en attente. Qu'on critique Sarkozy, je ne suis pas contre (même plutôt pour) mais de là à le mettre au même niveau de responsabilité de Meilhon (qui a terrorisé, enlevé,probablement violé, battu, poignardé, étranglé et découpé Laetitia), faut quand-même pas déconner !
3) Et puis le coup de grâce (mais heureusement c'était à la fin, sans quoi j'aurais refermé le livre de suite): la leçon de MORALE. Dieu que je hais les leçons de morale ! "Il ne faut pas considérer Meilhon comme un monstre; il faut le conserver dans le camp de l'humain", et gna gna gna, ceux qui sont pour la peine de mort ont "des pensées dégoûtantes". mais va te faire voir, Jablonka ! ça fait 350 pages que je me tape la description de du corps scié en 6, plongé dans deux étangs différents, le rictus méprisant de Meilhon à son procès et il faudrait que j'ai suffisamment de hauteur pour ne pas avoir de pensées dégoûtantes ! Et bien si, j'en ai car moi aussi, je suis du côté de l'humain. Je n'ai pas cette perfection de l'universitaire qui sait prendre de la hauteur.
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Laëtitia, ou la fin des hommes, de Ivan Jablonka, m'aura fait vivre la plus intense expérience de lecture depuis longtemps.
Autant le dire de suite, habituellement je fuis comme la peste tout ce qui s'apparente à du récit de fait divers, aux témoignages de victimes, parce que la plupart du temps ces récits sont plus voyeuristes que source de réflexion.

Là, j'ai été tentée, à force de lire des interviews de l'auteur, et de ressentir cette incroyable empathie qui transpirait de chacun de ces mots. Empathie et soif de justice pour cette jeune fille, Laëtitia Perrais, cette jeune femme qui n'est plus devenue qu'une victime à l'instant où son meurtre sordide a fait la une de l'actualité.

Ivan Jablonka a voulu lui restituer son identité, sa chair et sa réalité, et comprendre comment tout à convergé jusqu'à cette nuit fatidique ou un homme lui a ôté la vie, et de quelle façon.

Quand Laëtitia Perrais a vu le jour, aucune fée ne s'est penchée sur son berceau, au contraire il semblait qu'une malédiction s'attachait à lui faire expérimenter ce que la vie offre de plus difficile. Famille décomposée, père violent et alcoolique, mère battue et dépressive, placement très jeune en famille d'accueil, difficultés scolaires et sociales s'empilant sur ses épaules, et celles de sa soeur jumelle, tout cela Laëtitia a vécu avec, a fait avec et à fini par en tirer quelque chose de bon, une volonté de s'en sortir, d'être indépendante et fière de son travail. Voilà ce qu'elle était, une jeune fille sage et sérieuse.

Et un jour elle rencontre son meurtrier, un homme à l'opposé de tout ce qu'elle est, voleur, violeur, violent, une brute épaisse. Comment Laëtitia s'est-elle laissée convaincre de le suivre ne serait-e-ce qu'un instant ? Pourquoi cette jeune femme, effacée, timide, qui ne boit ni ne fume, a-t-elle abandonné ses principes et toute prudence, pour finir désintégrée entre les mains de son meurtrier ?

C'est cette vie avant la mort, avant le statut de victime nationale, que cherche à éclairer Ivan Jablonka. le but de son récit n'est pas la simple analyse d'un horrible fait divers, il vise à rendre à Laëtitia Perrais sa chair et son âme. le lecteur apprend à connaître Laëtitia, à travers les témoignages de sa soeur, de ses amis, de ses employeurs et des travailleurs sociaux qui ont jalonné sa courte vie. Laëtitia prend forme sous nos yeux, et c'est cette petite victoire d'Ivan Jablonka que je veux saluer. le meurtrier de la jeune fille, en plus de lui avoir pris sa vie, de l'avoir démembrée, comme pour l'effacer un peu plus de la réalité, lui a aussi pris son image : Laëtitia Perrais n'était plus que la victime d'un sordide fait divers, avec pour héros un meurtrier dont je ne veux pas écrire le nom.

Ivan Jablonka a écouté la famille de Laëtitia, sa soeur, son avocate, son meilleur ami, pour des chapitres sur la vie de Laëtitia, des chapitres toujours très touchants, mais sans pathos, où chaque petit détail contribue à nous faire comprendre qui elle était. Même les pages sur son goût (générationnel) des SMS, fautes d'orthographe incluses, sont une manière de la comprendre, sans jugement. Ces récits du quotidien de Laëtitia alternent avec des chapitres destinés à nous faire comprendre les enjeux judiciaires de l'affaire, et les conséquences pour l'époque.

Par ailleurs, le travail d'enquête d'Ivan Jablonka éclaire cette frange de la population périurbaine dont parle aussi Christophe Guilluy, cette France périphérique, silencieuse et laborieuse, ce prolétariat qu'on ne doit plus nommer comme tel depuis qu'on ne sait qui a décrété la fin de la lutte des classes. C'est une France qui baigne dans la violence du monde : violence des inégalités sociales, violence économique, et violence des mots, jusque dans l'abjecte récupération politicienne qui a été faite de ce drame par l'ex président.

Est-ce que le but de cette vie sur Terre est de s'en sortir ? de juste faire en sorte de garder la tête hors de l'eau, pour à la fin mourir ? Est-ce que le but de cette vie sur Terre est de courir, toujours plus vite, pour rattraper ce que le destin de ta naissance t'a refusé ? J'imagine Laëtitia, essoufflée, fatiguée de cette course contre la fatalité, fatiguée de devoir s'en sortir à défaut de vivre, simplement, et cédant, pour un soir, à son fatum, comme un petit chaperon rouge allant à la rencontre du loup, histoire d'en finir, puisqu'après tout c'est son destin.

Cette fatalité épuisante, Ivan Jablonka l'aborde, tente de comprendre comment une jeune fille, qui avait traversé tant de difficultés, qui effectivement faisait tout pour s'en sortir, s'est finalement laissé attraper par la fatalité en quelques heures.

Vers le milieu de ma lecture, j'ai googlé le nom de Laëtitia, parce que je voulais mettre un visage sur cette vie qui défilait depuis quelques pages. J'ai reconnu son portrait, je me suis rappelée de l'affaire et de l'hystérie politico-judiciaire de l'époque. J'ai reconnu son portrait, mais j'avais oublié ce visage, si doux, et calme, presque retranchée de ce monde déjà. Jablonka l'historien ressuscite cette image, il la fait chair à nouveau, exploit mémoriel nécessaire.

Au-delà de la peine qu'on ressent à la lecture, il reste cette présence, qui flotte comme le fantôme qu'elle est maintenant.

Laëtitia Perrais a vécu, ne l'oublions pas.
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Ce n'est pas un roman. Ce n'est pas un livre documentaire. Ce livre, c'est Laetitia Perrais, ou plutôt une manière de prolonger la vie de cette jeune fille à la silhouette fragile, abîmée dans sa jeune vie par les hommes, et qui un soir de janvier croise le chemin d'un monstre.

L'historien Ivan Jablonka reconstitue son histoire et celle de sa jumelle, enfance chaotique, père violent, mère effacée, foyer puis famille d'accueil, apprentissage, petit copain, travail. Pour cela il rencontre ses proches, les travailleurs sociaux,,ses amis, l'avocate de sa soeur. Et la trame de cette jeune vie se mêle à celle, captivante et sordide, de l'enquête policière. S'y ajoute une troisième trame, qui, élargissant le cercle, analyse les répercussions de cette affaire au plus haut niveau politique, mais aussi ses ressorts intimes, psychologique, anthropologiques, géographiques et sociaux. Ivan Jablonka ne cherche pas à traquer le vrai pour nourrir les penchants voyeuristes du lecteur, mais pour restituer de la chair et du souffle à Laetitia Perrais, pour qu'elle se tienne droite et digne, vivante, et pas victime.

Prix Médicis 2016
Lien : https://undeuxtroispetitscai..
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