Philippe Jaccottet, sans doute le dernier des grands poètes français du 20ème siècle encore vivant. Français, en fait francophone puisque ce poète est natif de Suisse romande, mais vit en France depuis 1946, et s'est établi à Grignan en 1953, où il réside toujours à plus de 95 ans. Jaccottet, qui fut aussi un traducteur éminent d'auteurs allemands et italiens.
Dans ce recueil qui date de 1994, le poète s'exprime dans la forme si originale qui est devenue la sienne à partir des années 1970 et du recueil «
A la lumière d'hiver. »
Une prose fluide, musicale, simple, sans lyrisme affecté, s'efforçant de saisir le mot juste, et non le mot rare, l'invisible derrière le visible, l'instant éphémère et incertain, une prose dont le discours n'est pas métaphysique, mais qui pourtant nous parle de ces choses essentielles, la mort, l'amour. Et d'une façon merveilleuse de la nature dans tous ses états. Parfois ce discours en prose alterne avec, ou bien se termine par des vers libres.
C'est le cas du poème qui donne son titre au recueil, «
Après beaucoup d'années », un poème magnifique, avec une première partie en prose qui oppose, en cette fin de siècle (le recueil date de 1994) aux montagnes sinistres « des camps d'anéantissement.....de la pullulation des guerres... », aux montagnes immenses de l'Histoire de l'humanité, ce peu de choses qu'est l'histoire intime de chacun de nous et notamment de «quiconque écrit ou lit encore ce qu'on appelle la poésie » et se trouve capable de voir autre chose, « ce qui est vu autrement, ce qui est vu, en quelque sorte de l'intérieur, bien que vu au dehors ».
Puis suit un texte en vers libres, d'une beauté extatique, dont je joins sur le site la citation, et qui se termine, et c'est la fin du livre, par ces phrases mystérieuses :
«Et pour dernier office, enfin:
replier seulement ces pages, ces étoffes,
et qu'on n'entende plus, né de ce soin,
qu'un froissement, très loin, de l'air. »
Une sorte de dernières notes de l'adagio du concerto 21, ou du concerto 23 de Mozart.
Le reste du recueil est fait de poèmes tous aussi beaux qui sont une sorte d'approche poétique, cherchant à cerner le sens, à discerner « l'autre chose» du réel de la nature, mais aussi à évoquer en quelques mots, le passage du temps, le malheur et la mort. Il y a notamment le merveilleux texte « Eaux de la Saulve, eaux du Lez », qui dit le bondissement de torrents nouveaux au printemps, un texte d'une grâce infinie, qui vous transporte d'allégresse, et se termine ainsi: « Eaux prodigues, et qui ne reviendront jamais sur leurs pas. »
Et puis, « Au col de L'arche », «Les pivoines », «Une couronne », « Deux ébauches » «Notes nocturnes », où se trouve ce texte émouvant en vers libres:
« Il y avait (dans une chambre
où nous ne sommes plus)
un lit désordonné,
à croire que la nue brûlante
l'avait défait
comme on déchire une chemise.
Plus tard viendront les larmes,
celles qui cousent une fois pour toutes
le fourreau de drap rêche. »
C'est très beau, méditatif, empreint de sérénité et de mystère, et puis aussi, ça chante, ça vous transporte et ça vous calme, ça vous rend meilleur.