Le problème de
Tove Jansson avec les Moomins est celui de
Conan Doyle avec
Sherlock Holmes, de
Hergé avec Tintin et de tous les artistes dont les créatures géniales se sont mises à vivre de leur vie propre en écrasant leur créateur... Quand le succès de son oeuvre fut assuré (les aventures des Moomins restent les livres finlandais les plus vendus au monde), à partir des années 70, elle la délaissa et se mit à l'écriture de récits (romans et nouvelles). Je ne sais pas si ce succès lui pesa, j'imagine plutôt qu'elle se pensait comme une artiste protéiforme, fille et soeur d'artistes, elle-même peintre, illustratrice, et qu'elle ne comptait pas se laisser figer comme cela.
Ce livre prouve-t-il qu'elle a réussi à s'extraire de la zone d'influence des Moomins ? Peut-il exister en soi et séduire les lecteurs qui ne les connaissent pas ? Il suffit de lire les deux dernières nouvelles pour s'en convaincre : dans "Prendre congé", l'auteure raconte comment elle et son amie, Tooti, se sentant devenir vieilles, quittent à jamais leur îlot de Klovaharum, où elles possédaient un cabanon rudimentaire dans lequel elles passaient tous les étés. Poignant.
L'autre nouvelle, au si beau titre éponyme, "L'art de voyager léger", traite du départ joyeux d'un voyageur, le narrateur, qui a décidé de ne plus s'intéresser aux autres pour rester insouciant. Bien sûr, il n'y parvient pas et prête une oreille attentive aux déboires d'un de ses compagnons de voyage... On comprend l'impossibilité de vivre en échappant aux problèmes des autres, qui relègue "l'art de voyager léger" à un idéal inaccessible et rend le titre intelligemment ironique. Mais plus largement, n'est-ce pas l'état d'artiste qu'elle interroge ? Celui, ou celle, qui aimerait se consacrer au silence mais que le charme d'une histoire, la force d'une douleur, ramènent dans le tumulte de la création...
Ce recueil d'histoires courtes, c'est Tove racontant des choses vécues, à sa manière voilée et intense, des éclats de vie brillant d'une lucidité un peu cruelle. Son enfance en Finlande, ses plaisirs, son rapport si fort à la mer. Sous les récits calmes, précis, on sent bien que quelque chose dérange, sans savoir exactement quoi, comme si le vrai sujet était si profondément enfoui qu'il ne pouvait être formulé, mais qu'il projetait son ombre sur tout : la guerre ? son homosexualité ? autre chose qu'elle n'a pas avoué ?
Ce qui est intéressant aussi pour qui a grandi avec la famille Moomin, Maman Momie, le Renaclérican, Sniff et la Demoiselle Snorque, c'est de chercher les sources d'inspiration de l'auteure et de déceler des correspondances entre les deux univers. Dans les Moomins aussi, on retrouve cette menace imprécise: l'inondation, la comète, les créatures étranges et imprévisibles. J'ai retrouvé surtout la même paix un peu triste, celle du long hiver qui oblige les Moomins à hiberner dans leur jolie maison ronde, celle de ce sommeil dont ils ont parfois du mal à se réveiller.
Tove Jansson, c'est celle qui sculpte le silence en sachant que tout ce qu'elle dira sera très vite enseveli sous la neige ou dissipé par le vent. Et le plus fort, c'est que cet univers étrange séduit les enfants en leur apprenant la force inoubliable du bizarre. Ils comprennent qu'on leur parle d'une voix juste, sans chercher à esquiver le désarroi qui loge au milieu des aventures les plus palpitantes. Ils y apprennent l'art de la nuance et la métamorphose des émotions. Un trésor, en quelque sorte !