Laissez-moi vous présenter l'histoire de sept jeunes filles, sept soeurs que vous ne risquez pas de croiser dans l'univers littéraire de la Comtesse de Ségur. Elles habitent dans une forêt, chassent, boivent de la gnôle ou à défaut de la bière noire, rotent, pètent, puent... Quand elles dorment en hiver, sous l'étreinte du froid et de l'ivresse elles s'endorment emmêlées comme une pelote de laine, gare à celle qui a le nez sous une aisselle, sous un doigt de pied ou sous toute autre géographie nauséabonde que la richesse d'un corps sait offrir...
Les Filles du chasseur d'ours est un roman d'une autrice suédoise,
Anneli Jordahl, qui m'a à la fois subjugué et dérouté.
Nous sommes dans la Finlande contemporaine et pourtant c'est un récit dont le souffle tient d'un conte arraché hors du temps.
Dès les premières pages de ce roman qui m'a emporté dans sa lecture, nous faisons connaissance avec ce clan de soeurs qui font corps au sens littéral du terme. Elles ont hérité de cette allure sauvageonne de leurs parents, mais il s'agit bien plus d'une allure, elles sont réellement sauvages dans leur existence communautaire.
Très vite elles vont se retrouver orphelines, orphelines d'un père qu'elles continuent d'admirer comme un Dieu ou tout au moins comme un héros, égorgé par un ours qu'il traquait depuis longtemps et orphelines aussi d'une mère autoritaire dont la mort quelques temps plus tard semble venir soulager la petite communauté.
C'est alors que leur vie va devenir une véritable odyssée vers la forêt primitive, s'emparant d'une cabane à des encablures de toute vie humaine.
Forcément ces filles qui vivent comme des ermites suscitent des interrogations, des questionnements ; de temps en temps on les voit réapparaître à l'occasion d'une foire trimestrielle où elles viennent vendre des peaux de bêtes, des fourrures, parfois des objets fabriqués par l'une d'elle.
Elles ont des chevelures embroussaillées comme certains feuillages de la forêt, elles sont grossières, les mots qu'elles disent sont pires que ceux prononcés par les hommes des foires à l'estaminet, elles se battent souvent entre elles aussi, exprimant une violence qui fait mal et qui ressemble davantage à une rage féroce et sauvage presque instinctive éloignée de toute méchanceté, cependant justement elles forment un clan indestructible et c'est leur force, la résilience qui les unit et leur permet de survivre... Elles n'ont besoin de personne, surtout pas des hommes.
Des pages d'une force évocatrice éblouissante m'ont confronté à un récit à nul autre pareil.
Survivre, continuer de survivre avec le froid et la faim qui viennent, qui tenaillent...
Survivre mais jusqu'à quel point. Parfois le clan se fissure, il y a alors l'aînée Johanna, digne héritière de l'engagement du père, se sentant investie d'une mission de transmettre et prolonger les valeurs paternelles... Et voici qu'à son tour Johanna se transforme en soeur aînée tyrannique.
J'ai aimé voir dans la manière d'aborder le récit l'esquisse d'une harmonie entre la nature et les humains, les animaux de la forêt devenant spectateurs troublés et attentifs de ce qui se passe sous leurs yeux.
J'ai aimé voir aussi les personnalités des unes et des autres se détacher progressivement du clan, celle qui conte, celle qui construit des figurines, celle qui est muette encore et parlera peut-être plus tard...
Le récit frôle l'onirisme sans jamais franchir le pas. J'ai senti que l'autrice se retenait malgré un désir effrénée d'y aller. Ces personnages sont renardes et nous les voyons devenir louves. La force de l'écriture nous happe vers une zone envoûtante dont on ne perçoit pas forcément au premier abord le périmètre.
J'ai aimé lire la révolte sans cesse là, une forme de révolte contre l'ordre bien établi. J'ai aimé lire ce féminisme dans un récit qui renverse peu à peu les choses, les rapports de force, ces sept soeurs qui admiraient un père peu respectueux de son épouse, un père patriarcal dans sa splendeur, présent quand cela l'arrange et absent aussi pour les mêmes raisons.
Le roman est aussi ce chemin qui renverse la table, avec les bières noires, la gnôle et la gueule de bois lorsque certaines des soeurs pensent que le père n'était pas forcément un héros et que la mère, soumise à l'emprise d'un homme, n'avait pas d'autre choix que de tenter de poser un cadre et des règles.
Personnellement, j'ai horreur qu'un clan bien soudé se fissure, mais ici sur le plan littéraire, cette déflagration fut pour moi un délice et aussi forcément une douleur.
La beauté du récit tient dans ces digues qui se fissurent et s'éventrent sous la force des mots.
Ce thème de la forêt primitive m'a forcément renvoyé au roman sublime de
Jean Hegland,
Dans la forêt. On y est presque, on est proche, mais le propos est totalement différent. Loin d'une dystopie, j'ai vu ce roman comme une très belle interrogation de nos différences. L'idée d'habiter la forêt, par exemple, mais pas que... L'idée d'habiter nos vies d'une autre manière, si toutefois la forêt figure une allégorie.
La saveur du roman, dans une écriture poétique et sensuelle, tient dans l'idée aussi d'imaginer que nous pourrions nous détacher des contraintes pesantes d'un monde fondé sur l'immédiateté et le consumérisme.
J'y ai vu aussi et surtout un sublime plaidoyer féministe.
Le reste demeurera sous les ramures aux lumières multiples.
Il me tarde d'y revenir...
Ce soir, ces sept filles me manquent déjà.