« Et veuillez éviter, je vous en prie, les taquineries de mauvais goût ! N'essayez pas de mettre les doigts dans la bouche de la petite qui dort ! » Dès la première phrase, le ton est donné. le postulat de base est posé. Nous allons flirter dangereusement avec la ligne rouge, celle qui sépare plaisir et culpabilité.
Car c'est bien de cela dont nous parle Kawabata. L'auteur évoque les limites de la décence, cette frontière floue que le lecteur sera amené à franchir au fil des pages en partageant les péripéties du vieil homme.
Nous allons être plongé dans un monde d'érotisme feutré et de sensualité teinté tout de même, d'un soupçon de mauvaise conscience.
Eguchi, le personnage principal du roman, est accueilli avec cette mise en garde étonnante d'évidence par la gardienne des lieux. Lui rappelant, que même ici, la morale doit primer. Kawabata nous livre là une des clefs du roman : nulle pénétration ne sera l'origine d'un plaisir quelconque, nulle intrusion dans la chair ne sera permise.
Car nous ne sommes pas dans une maison close. Nous sommes dans le monde du voyeurisme discret et tactile. Kawabata nous propose de vivre l'aventure de ce vieillard qui vient voler les soupirs de ces belles endormies.
Ce voleur de rêve, à l'affut de la moindre perle de sueur, profitera de l'inconscience des jeunes femmes pour explorer méticuleusement le grain de leur épiderme.
À travers cette quête des sens, le personnage principal part à la recherche de sa jeunesse perdue. « Eguchi était lui-même un vieil homme de cette sorte, un vieillard qui déjà avait cessé d'être un homme. »
Le récit se déroule au fil des rencontres avec ces jeunes femmes dont on ne sait si elles sont consentantes. Elles ne s'éveillent jamais, plongées dans un monde onirique que nous soupçonnons seulement. L'auteur nous les livres nues et désarmées nous plaçant, habilement, dans la peau du voyeur.
Chaque rencontre, va être, pour lui l'occasion d'une résurgence. Bercé par le bruit des vagues, le vieil homme, au détour des fragrances délivrées par une chevelure ou la texture de la peau de ces femmes, sera visité par son passé.
Tout au long de l'histoire, la vie d'Eguchi sera évoquée comme s'il goûtait, non pas aux formes voluptueuses des belles endormies, mais plutôt aux derniers instants de sa propre existence.
C'est un texte qui dérange, d'abord parce qu'il semble justifier la prostitution. En effet, qu'est-ce que payer pour dormir à côté d'une femme ? le fait qu'elles soient inconscientes rajoute au trouble puisqu'il plane l'éventualité qu'elles ne soient pas consentantes.
Le malaise s'accentue lors de la troisième rencontre dans un premier temps parce qu'elle a lieu avec une jeune femme de 16 ans puis lorsqu'il évoque les rapports sexuels vécus avec une prostituée de 14 ans cette fois.
Enfin, Kawabata aborde le sentiment de toute-puissance qui habite le personnage principal lorsqu'il prend conscience qu'il pourrait, s'il le souhaitait, étrangler les jeunes femmes sans que cela ne pose de problème.
Il convient, je crois, de distinguer l'esthétique du récit, c'est à dire le talent lié à l'écriture proprement dite, que je trouve de toute beauté. Et le fond, le thème du récit car ce texte est un voyage aux frontières du tabou. le sexe, l'inceste, la pédophilie et le meurtre sont évoqués sans que le personnage principal ne s'interroge sur la morale de telles pratiques.
Néanmoins, si le lecteur consent à se laisser gagner par les règles de la fiction, il découvrira un univers feutré, tout en retenue et en sensibilité. Kawabata nous livre là un texte superbe qu'il faut découvrir sans attendre.
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