Nous avons là à la fois un grand classique d'un maitre de la littérature, mais aussi un roman dont je peux comprendre qu'il puisse paraitre dérangeant, en particulier pour ses lectrices.
Eguchi est un vieil homme de soixante-sept ans, un âge respectable, sans être canonique, lorsque le roman de Kawabata fut publié. Autour de lui, il constate la déchéance physique de ses amis qui, l'un après l'autre, perdent leur statut d'homme, gagnés par l'impuissance. Eguchi redoute de voir les ravages du temps l'éloigner des femmes et de leur pulsion de vie, le forçant alors à commencer son chemin solitaire vers la mort. Un de ses amis lui a indiqué une maison particulière : les vieillards impuissants peuvent y passer la nuit avec de belles jeunes filles endormies à l'aide de narcotiques puissants. Ces hommes fragmentaires peuvent les toucher, les regarder, les caresser, mais leur âge, et le règlement de la maison, leur interdisent toute activité réellement sexuelle avec elles.
Eguchi va, par cinq fois, faire appel aux services d'une belle endormie. La présence de leurs corps chauds, souples et désirables à ses côtés lui permet de s'égarer dans ses souvenirs, de se remémorer sa jeunesse et, dans une demi-conscience, de revivre des bribes de sa vie amoureuse. Il revoit celles qu'il a aimé, celles qui l'ont aimé, celles qu'il a désiré, celles qui l'ont repoussé… Des moments agréables, et d'autres qui le furent moins, défilent. Lentement, Eguchi essaie de rassembler, conscient ou lors de songes provoqués par les somnifères mis à sa disposition, les fils de sa vie de jeune homme, de père, puis de chef de famille… Il éprouve ainsi la solidité des liens qui le retiennent encore, au seuil du néant, au monde de la vie.
L'attitude d'Eguchi, le thème même du roman peuvent paraitre glauques et résonnent étrangement à nos oreilles modernes. Ce serait toutefois se méprendre que de voir ici uniquement un vieux pervers qui vient se donner du plaisir en caressant de jeunes filles soumises à sa volonté. Tout d'abord, parce qu'il n'y a, dans ce roman, aucune vulgarité. Ensuite, parce que le viol, auquel on peut penser, n'est plus à la portée physique des clients. Enfin, et surtout, parce que ces endormies sont aussi une image, un mirage, celui de la force vitale qui s'étiole, qui disparait, qui se meurt. Elle existe encore, mais endormie, indolente, dans les corps de ces vieux hommes qui ne peuvent plus que rêver de leur vie. Elle menace, à chaque instant, de s'éteindre. Eguchi en est bien conscient, bien qu'il s'en défende. J'aime peu donner des citations des romans que j'ai lus, mais en voici une qui en dit beaucoup : « Les désirs rêvés à perte de vue par de misérables vieillards, les regrets des jours perdus à jamais ne trouvaient-ils pas leur aboutissement dans les forfaits de cette maison mystérieuse ? »
«
Les belles endormies » est aussi une ode à la beauté féminine, à la jeunesse, à la force de la vie. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, les songeries du vieil Eguchi, pourtant encore vert, dessinent en creux un immense respect pour ces belles femmes disponibles, mais qu'il ose à peine toucher, qui le font rêver, qui sont à ses côtés, physiquement, mais malgré tout aussi inaccessibles et lointaines que les beautés qui peuplent ses souvenirs, qui parfois le tourmentent jusque dans ses rêves, comme Kawabata l'écrit lui même : « Venu à la recherche de voluptés perverses, était-ce pour cela qu'il rêvait de perverses voluptés ? »
Je ne puis que vous recommander de lire ce livre, vous en éprouverez une volupté qui n'aura rien de perverse, loin de là : celle de lire un bon roman, pudique et merveilleusement bien écrit, sur un thème éternel et cependant traité ici de main de maître, d'une manière puissamment originale.
Le salaire des professeurs français faisant rire toute l'Europe, j'achète souvent mes romans d'occasion, pour quelques euros. C'est ainsi que j'ai pu me procurer ce livre dans une édition particulière d'Albin Michel, sous forme d'un coffret décoré de dessins et de photographies de
Frédéric Clément, et accompagné d'un petit livret de photographies (tout à fait sages, même s'il s‘agit de nus en noir et blanc) d'un modèle féminin qui illustre fort bien le roman. Je recommande cette édition, qui est un bel objet, un joli écrin pour un texte magnifique.
Je terminerai en précisant que l'éditeur croit utile de présenter ce texte comme étant érotique, ce qu'il n'est pas, et les amateurs d'érotisme en seront pour leurs frais. C'est juste l'histoire d'un homme qui va déclinant, terrifié par l'abîme, et qui se raccroche, pour éviter d'être englouti par l'inexorable, à ces belles endormies dont pas une n'ouvrira les paupières sur sa triste destinée.
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