Sa mauma lui racontait souvent que lorsque son peuple habitait leur pays, l'Afrique, ils avaient le pouvoir magique de voler au-dessus des arbres, comme des merles. Mais c'était avant qu'ils soient pris et vendus dans ce pays-là. Qu'avait-elle voulu dire à sa fille qui ne voit, à dix ans, que son statut d'esclave, totalement prisonnière de la famille Grimké à Charleston ? Même son prénom, Hetty, lui a été donné par Missus Grimké, celle a qui elle appartient selon les abominables lois de Caroline du Sud. Alors appelons-là plutôt Handful, son nom de couffin donné par sa mauma selon les pratiques africaines.
Handful dort avec sa mère au-dessus de l'écurie où les chevaux sont plus choyés que les esclaves mais elle n'aura plus le droit de s'allonger dans ce coin aux relents de crottin car Missus a décidé de l'offrir en cadeau à sa fille Sarah pour ses onze ans. Handful devra alors dormir par terre, devant la porte de sa nouvelle maîtresse. Sarah, déjà révoltée par ces pratiques esclavagistes qu'elle abhorre tente bien de refuser ce cadeau mais en vain. Avoir une esclave fait partie des règles de vie de la famille et ce n'est pas une gamine de onze ans qui va venir modifier leur façon de vivre qui ne peut d'ailleurs supporter aucune critique !
Ce roman fait entendre deux voix, celles de deux fillettes devenant deux femmes criant l'injustice du sort tout désigné qui leur est échu. L'une littéralement privée de toute liberté réunira toutes ses forces et son intelligence en vue d'un hypothétique affranchissement alors que l'autre, non moins prisonnière de son milieu aristocratique, butera contre les portes fermées de son avenir. Deux voix tellement émouvantes, aux accents déchirants, parfois inquiètes mais toujours pleines d'ardeur pour défendre leurs désirs de liberté.
À onze ans,
Sarah Grimké reçoit sa première cuisante désillusion lorsqu'elle se voit railler par toute sa famille à l'évocation de son désir de devenir avocate. En 1803, l'unique avenir d'une fille fortunée est d'atteindre l'âge pour sa présentation dans la bonne société afin d'être demandée en mariage.
En attendant, elle décide de se consacrer à l'éducation de sa petite soeur Angelina qui naît à ce moment-là. Face à une mère intransigeante, obtuse, pleine de cruauté avec les esclaves, assénant ses coups de canne à la moindre peccadille, Sarah aura besoin de beaucoup d'audace pour se faire entendre. Son combat, pour suivre sa conscience, la mènera à militer ouvertement pour la cause abolitionniste.
La pierre angulaire de
L'invention des ailes est l'histoire véridique de ces deux soeurs originaires de Charleston, le reste relevant de la fiction. L'auteure a souhaité donner toutes leurs places aux actions, aux luttes de ces femmes que l'histoire s'est efforcée d'oublier. Ce roman aborde en parallèle le thème de la naissance du féminisme et celui de la fin de l'esclavage. Les deux thèmes n'en font qu'un : celui de l'atteinte aux libertés humaines.
L'esclave et l'aristocrate sauront sortir du carcan imposé par les classes sociales. Elles vont tisser une relation étroite, de confiance, d'estime, de complicité, d'amitié. Mais, seules contre tous, vont-elles réellement acquérir chacune leur liberté ?
Sarah brave les interdits en apprenant à lire à Handful. Mauma les brave en faisant des travaux de couture qu'elle vend clandestinement, espérant pouvoir acheter leurs libertés. Mais, comme les biens matériels, le cheptel humain des Grimké, bien qu'il ne soit pas rémunéré, a une valeur certaine liée aux compétences. Mauma a bien trop de valeur marchande de par son savoir faire de couturière pour espérer acheter sa liberté. Si bien que la mère de Handful arrache à Sarah la promesse d'affranchir celle-ci, accentuant une culpabilité déjà bien ancrée.
En me promenant autour de chez moi, quelques plumes sur le sol convient immédiatement l'image d'Handul et sa mauma qui les auraient tout de suite ramassées afin de garnir leurs magnifiques quilts. C'est bien la preuve que ce roman, de par sa force émotive et ses thèmes saisissants, occupait mon esprit bien au-delà de sa lecture. La passion du quilt, venue d'Afrique, occupe une grande place dans la vie de nos esclaves. Sur une couverture de vie, Mauma retrace, par la technique de l'appliqué, toute son histoire, les moments forts de son existence, ses épreuves et ses espoirs, sans jamais oublier d'y coudre les triangles noirs symbolisant l'envol des merles qui pourrait préfigurer la délivrance des esclaves…
Tous les petits sabotages que mauma s'autorise pour ne pas abdiquer totalement face au pourvoir de leurs « propriétaires » m'ont fait osciller entre tristesse et satisfaction de ces petites révoltes hélas bien vite corrigées à coups de fouet ou autre torture. Ce sont ses propres paroles qu'elle ne cessait de répéter à sa fille qui reflètent le mieux la puissance de son caractère « faut savoir quel bout de l'aiguille on va être, celui qui est attaché au fil ou celui qui transperce le tissu. »
Parmi les nombreux sujets révoltants abordés dans ce roman, je retiendrai le dogmatisme des institutions religieuses qui cautionnement la différence de statut liée à la race, comme dans ce sermon : « Esclaves, je vous demande d'être satisfaits de votre sort, car telle est la volonté de Dieu ! Les Écritures exigent votre obéissance.» Un blanc qui a de la compassion pour son esclave ne respecte pas la volonté de Dieu telle qu'elle est interprétée par le révérend. Les soeurs en perdront la foi en l'église presbytérienne et rejoindront les Quakers.
Les propriétaires terriens ne sont certainement pas prêts à renoncer au luxe que leur permet l'esclavage. Ce genre de sermons permet de le justifier.
Les voix de Handful et de Sarah m'ont profondément émue car même si
Sue Monk Kidd a romancé leur histoire, je me doute bien que tout ce qui a jalonné ce récit est fondé sur des faits qui ont forcément existé. Et le plus triste reste de constater que l'exploitation de l'homme par l'homme n'a malheureusement pas disparu aujourd'hui…