Avertissement : il ne s'agit pas d'un livre de biologie ou de neurosciences, mais de sciences de l'information, qui analyse (très bien) les discours issus de l'idée fausse de « cerveau reptilien ».
Méthodologiquement, c'est à mes yeux un des meilleurs livres que j'ai lus en analyse des discours (domaine encore émergent en France) : il est à la fois précis (basé sur un corpus riche et varié), sans être fastidieux.
Les trois principaux sujets que ce livre éclaire sont :
- [épistémologie des sciences] Comment une idée nait, se développe, et continue à se propager dans le monde scientifique alors qu'elle est pourtant très vite disqualifiée. Lemerle démontre que « le monde scientifique » n'est pas un tout homogène : il a son orthodoxie, basée sur des règles rigoureuses (la reproduction des expériences par les pairs), qui tue très vite dans l'oeuf le concept hasardeux de cerveau à 3 étages. Mais il a aussi ses « électrons libres », en marge pour des raisons méthodologiques, politiques, ou par recherche de l'éclairage médiatique (j'avoue que mes doutes concernant
Henri Laborit, qui m'a pourtant donné le goût des neurosciences, se sont trouvés confirmés dans les plus grandes dimensions – ce qui ne retire rien à certaines de ses fulgurances). Et surtout, il y a tout le monde « para-scientifique » qui s'appuie sur des discours, des schémas -
Molière dirait un charabia – inspiré des sciences mais très vite transformé au gré des motivations diverses de ceux qui l'exploitent.
- [sociologie] L'utilisation par différents champs (ici, le cinéma avec Resnais, le marketing politique ou d'entreprise, et surtout le développement personnel) est approfondie de manière très détaillée.
- [rhétorique, pédagogie] le principal intérêt du « mythe » du cerveau reptilien, et Lemerle l'explique (trop brièvement ?) dans sa conclusion, est sa valeur métaphorique. L'existence d'une valeur rhétorique et pédagogique d'une métaphore est soulevée mais peu développée. C'est le seul reproche que je ferais à cet ouvrage que je trouve, par ailleurs, remarquable – dans son domaine, certes particulier.
Si je devais critiquer l'ouvrage, ce serait sur deux points :
- dans la partie épistémologie, il passe sous silence la dimension nécessaire de l'erreur en sciences : pas de référence à
Karl Popper par exemple. Or il me semble que l'approche essai-erreur est inhérente à la science. de plus une hypothèse fausse démentie par l'expérience est en soi une nouvelle connaissance scientifique. Il est dommage que Lemerle n'ait pas exploré cet aspect, par exemple par un entretien avec
Jean-Pierre Changeux qui a pu brièvement se référer à Koestler, avant de rejeter le cerveau triunique.
- dans l'analyse de discours sur le développement personnel (*), on sent l'effort pour préserver une apparente neutralité. C'est là une difficulté courante des analyses de discours : comment être neutre sur une pseudo-science pour qui l'auteur (à raison) ressent certainement le plus grand mépris ? En choisissant de ne pas aborder la question frontalement, Lemerle piège le lecteur : l'ironie qu'il ressent est-elle voulue par l'auteur ou le résultat de ses propres préjugés ?
(*)
Catherine Aimelet-Périssol, et un certain « C. M. » (« formateur en médiation »)