La lecture de « La malfaçon », avant toutes choses, nous fait énormément de bien. Notre force de désir, notre envie d'agir s'en trouvent étonnamment décuplées. Ordinairement, nos rencontres avec les économistes sont absolument décourageantes.
Frédéric Lordon génère avec cet ouvrage un affect joyeux, l'envie de faire quelque chose. A force de recherche, d'intelligence, de courage, de didactisme, livre après livre, l'auteur rend inévidentes nos évidences les plus quotidiennes. Il défixe nos désirs habituels «d'avoir quantité d'choses qui nous donnent envie d'autre chose ». Il fait de nous, «foule sentimentale», des hommes non sous l'emprise de la passion triste de la consommation et du renoncement mais conduit par la raison, la volonté de comprendre et d'avancer. « Admiration… ».
Il est question avec «La malfaçon» de la nature de la dette, de l'Europe et de relance de la croissance car d'elle dépend dans l'immédiat la survie des individus les plus modestes.
On ne parle que de remboursement de la dette et de diminution concomitante des dépenses sociales. de 2007 à 2012, celle de la France est passée de 68,2 à 90,2% du PIB. Celle assignable à la seule finance était de 16,4% du PIB (soit 624 milliards d'Euros). Naturellement, cette dette paie les dégâts de la finance, pas la retraite généralisée à 40 ans ou la consommation frénétique de médicaments. La libération des capitaux, qui a conduit à cette situation, a été imposée pour des raisons idéologiques par un quarteron de néolibéraux antis inflationnistes et fermement déterminés à contraindre les états à l'orthodoxie budgétaire stricte. Cette libéralisation des capitaux a eu pour but pratique, des pays à forte épargne vers ceux à déficit chronique et faible croissance, de rendre le plus facile possible leur circulation internationale. Elle a permis l'endettement généralisé des ménages dont on comprimait les salaires et l'allégement des impôts du patronat. Ce sont les états eux-mêmes qui pour cela ont amputé leur souveraineté. Ils ont, devenant dépendant des marchés de capitaux, sorti les banques centrales de l'orbite étatique et autorisé le seul financement obligataire des déficits. le résultat, la finance, avec la menace incessante de la montée possible des taux d'intérêt, dicte aujourd'hui les politiques publiques financières et structurelles.
L'Europe, non démocratique, impuissante contre la crise, est le parangon de la politique néolibérale présente. En Grèce, de 2009 à 2012, la récession organisée par l'Europe a fait perdre à ce pays 16 points de PIB ; le chômage y est de 27,3% et les salaires y ont baissé de 12 %. L'Europe n'a pas de politique conjoncturelle, elle n'a qu'une politique constitutionnelle qui lui a été imposée par l'ordo libéralisme d'une Allemagne obsédée par sa monnaie. L'orthodoxie budgétaire en Europe est renforcée par une volonté farouche de contraindre les incertains états à la puissance normalisatrice des marchés financiers mondiaux. Les désastreuses et paralysantes politiques d'austérité actuelles sont en effet le résultat du traité de l'Europe et du pacte de stabilité. le traité de stabilité a ainsi imposé des règles absolument contraignantes avec des mécanismes de correction se déclenchant automatiquement (seuil de 0,5% du nébuleux déficit structurel s'ajoutant à celui de 3% de déficit courant) alors que la dette est manifestement une question de politique économique qui devrait être l'affaire de la délibération démocratique.
Frédéric Lordon ne fait pas appel à l'antienne européenne des institutions enfin réformées. le retour au national permet seul de déconstitutionnaliser le problème de la crise et de ramener instantanément dans la délibération démocratique ordinaire les questions de stratégie économique. La souveraineté populaire, notamment en matière économique, en effet ne fait sens que dans un périmètre d'une communauté nécessairement bornée. L'Europe actuelle n'est pas une identité en soi, elle n'est que le produit de composition des effets de blocs hégémoniques de divers pays européens pour sanctuariser les principes néolibéraux à un niveau définitivement hors de portée de la vox populi. L'internationalisme abstrait pactisant avec le néolibéralisme sous prétexte d'accomplir le dépassement post national, avec ses effets d'éloignement et de déshumanisation, est aujourd'hui le meilleur soutient des nationalistes les plus étroits (Aube dorée, Front national et consorts). Ces derniers sont en effet les produits de la désespérante dépression austéritaire et de la scandaleuse dépossession de la souveraineté, c'est-à-dire l'expression même de la politique européenne présente.
Pour sortir de la crise, dans un cadre national, il faut annuler complètement ou en partie la dette souveraine, réarmer les banques centrales, reprendre le secteur bancaire et contrôler les capitaux. Il faut ainsi alléger le fardeau des débiteurs (inflation ou défaut) et cesser de préserver, au prix de l'austérité et de la dévaluation interne, c'est-à-dire l'ajustement par les salaires, les créanciers. le coût de cette nouvelle politique est certes la ruine des banques mais aussi la possibilité, quasi gratuite, de leur (re)nationalisation. Toutes ces mesures sont nécessairement accompagnées d'une ingénierie du défaut, bien décrite dans « La malfaçon », mais trop longue à exposer ici (création monétaire ; restauration des dépôts, du cash-flow des banques ; maintien de leur liquidités ; refinancement des passifs interbancaires et compensation des patrimoines des particuliers). Il faut aussi pour sortir de la crise réduire les interdépendances financières, renationaliser le financement des services publics. Il faut enfin généraliser les grands emprunts et le financement monétaire ; supprimer les marchés des changes et réduire le marché obligataire.
L'euro actuel procède d'une construction qui donne toute satisfaction aux marchés de capitaux et qui organise leur emprise sur les politiques économiques. Il n'y a pas de convergence structurelle économique des pays de l'Europe. L'Europe a produit des effets de polarisation spatiale en approfondissant la division internationale du travail. Les différentiels de production et de coûts n'ont cessé de se creuser entre les économies de la zone Euro sans qu'ils puissent être accommodés par des ajustements de change. La seule possibilité d'ajustement a été celle réalisée par les baisses de salaire et le chômage rebaptisés dévaluation interne. Il faut se libérer de ce carcan de la monnaie unique mais ce geste correspond, rien que cela, au démantèlement de la politique économique présente et à l'expulsion des investisseurs internationaux du champ de la décision. Cette transformation, il va sans dire, est naturellement impossible dans un cadre international (spéculation et crise à la clé), elle implique un retour nécessaire aux monnaies nationales.
Frédéric Lordon, à ce stade de sa réflexion, envisage la possibilité forte intéressante d'une monnaie commune sans l'Allemagne qui offre la possibilité de dévaluations encadrées. Elle laisse exister les dénominations nationales (Euro-Franc, Euro-Lire, etc…) exprimées avec une certaine parité avec l'euro, monnaie commune, convertible sur tous les marchés avec toutes les devises externes (pas de marché intra européen ; parité par rapport à l'Euro monnaie commune ; ajustement par des processus politique ; balance des changes). Cette monnaie commune fait écran entre extérieur et intérieur (comme actuellement la monnaie unique) ; elle supprime les changes intereuropéens ce qui permet une stabilité interne des monnaies (comme actuellement la monnaie unique) ; mais elle autorise, en l'absence de transferts budgétaires puissants et de mobilité de la force de travail, les nécessaires ajustements intra-européens (à la différence cette fois de la monnaie unique).
Pour appliquer un tel programme, au point de destruction économique et sociale ou nous sommes, et surtout dans l'état de tétanie généralisée des gouvernements de droite décomplexée ou complexée (comprendre PS) – que l'on se rassure pas de complots, pas de grands soirs – il n'y a pas, nous dit
Frédéric Lordon, d'autre alternative à la stagnation mortifère que le chaud d'une crise terminale. « Si cet homme qui, dit-on, riait de tout revenait en ce siècle, il mourrait de rire assurément » écrit
Spinoza dans une de ces lettres. Rions donc après cette lecture tout à fait éclairante au tout pour l'Europe, quoi qu'il en coûte, à l'Europe pour l'Europe …