Un coup de foudre l’avait assaillie devant une vitrine spécialisée. Un tilt insidieux. Depuis quelques mois, distribuer ses dessins ne lui suffisait plus. Elle se sentait tellement vivante, les idées lui saturaient le cerveau. Il fallait les concrétiser parfois. Pour imposer sa présence en ce bas monde. Pour se régénérer. Elle avait donc couru les magasins. Schématisé les combinaisons, évalué les matières avec sa meilleure amie. Puis choisit deux couleurs, seule. Elle pourrait peut-être différer la maladie, décourager la mort, à force de se rendre indispensable. À force de chouchouter son clan. Une borne d’amarrage dans sa tempête. Elle protégeait les filles de ses secrets, bien sûr. Mais leurs échanges lui devenaient vitaux. Et pourquoi, après tout, ne pas faire plaisir ? S’éclater, resserrer les liens ? Se moquer de leur job. De ce qu’elles étaient, toutes les quatre. De leurs chiennes de vie. Le moment venu, elle avait tout entreposé chez Fabrice. La surprise se devait d’être totale. Alors, dans le salon, Annabelle patientait, jubilait. Les autres entraient.
ANNABELLE : Tadam ! Cadeaux pour toutes !
Elle secouait ses cheveux gaufrés au Babyliss.
LINA : On a tout, là ?
VICTOIRE : Très zolis, tes cartons la vieille.
Sur les trottoirs, certains passants se retournaient, d’autres se détournaient. Tous louchaient sur elle. Et elle n’avait personne pour la chaperonner. Elle rabattait parfois le pan de son manteau. Il se relevait par vague sous la bise glaciale. On devinait qui elle était. À sa tenue, à sa démarche. À son déguisement, sa perruque platine. Elle longeait le quai bétonné, le fleuve, en pleine lumière. Derrière la rangée de platanes, au bas des marches, plus loin sous les piliers, le froid avait délogé les marginaux. Si elle gagnait la place de l’horloge, à l’intersection des bus, elle croiserait plus de badauds. Il fallait tracer le long de l’avenue, bifurquer devant le square et les galeries, vers la passerelle piétonne. Où irait-elle ? Elle ne savait pas. Son walkman brinquebalait au fond de son sac. Plus de pile. Fini le hard rock pour la soutenir ce soir. Pour l’isoler des autres. De leurs regards insistants. Elle était nauséeuse, elle avait mal au ventre. Comme à chaque fois, elle se défendait de vomir. Elle se croyait insensibilisée. Et elle aurait tant voulu en crever de ce job, tout de suite, net, poignardée, foudroyée. Qu’il ne reste plus de sa carcasse que des cendres.