Si vous cherchez un bouquin qui détaille par le menu les processus et les conditions de travail dans une entreprise où le personnel a taggé "bienvenue en enfer" à l'intérieur des remorques des camions, passez votre chemin.
Le choix d'
Alec MacGillis fut de se pencher sur l'impact du géant Amazon sur l'Amérique. le bandeau de l'éditeur annonçant "Comment Amazon a ravagé l'Amérique et s'apprête à détruire notre monde" donne le ton.
Le focus est porté sur certaines villes: Seattle, bien sûr, où se situe le premier quartier général de l'entreprise, mais aussi Baltimore, El Paso, Dayton....
L'auteur ne se contente pas de décrire et de porter un jugement sur la situation actuelle mais remonte bien souvent au début du 20e siècle. le point commun de toutes ces villes impactées en premier rang par le géant du numérique est que leur économie s'est peu à peu délitée au cours du siècle dernier pour totalement s'effondrer fin 90 début 2000. le terreau était donc bien là pour permettre à un entrepreneur ambitieux et visionnaire de faire main mise aussi bien sur des terres, que sur des gens en recherche cruelle de moyen de subsistance et donc de revenus ou sur des politiques désireux de redorer leur ville.
Cela, on ne peut le reprocher à Jeff Bezos; comme on ne peut lui reprocher d'avoir voulu profiter de tout ce que le système mettait à sa portée pour limiter ses coûts et ses dépenses. Là, où la machine s'emballe c'est quand l'hyperprospérité d'un seul finit par faire des ravages tels que la fracture sociale ne fait que s'agrandir et s'agrandir encore. C'est aussi quand une entreprise seule prend la main sur quasi tous les maillons qui créent la société. le commerce de détail organisé par des indépendants? En voie de disparition. La presse libre et indépendante? Terminé au moment où Amazon rachète le
Washington Post pour orienter son contenu en sa faveur. le partage de richesse? La bonne blague ! Amazon ne cesse de bénéficier de subsides et de crédit d'impôts. Pire, à El Paso il est parvenu à ce que la ville crée une taxe pour que les habitants du coin prennent en charge une partie du coût de l'électricité nécessaire au fonctionnement d'un de ses Data Centers.
Finalement, l'Amérique est prisonnière d'un cercle vicieux dont on se demande comment elle peut se dépêtrer. Tout le monde veut qu'Amazon s'installe sur son territoire espérant que ce sera signe de prospérité. Quand Amazon est là, il attire un certain type d'américains (blancs et diplômés pour faire court) qui finissent par jeter hors de la cité les couches moyennes et les plus défavorisées, faisant flamber le marché de l'immobilier. Et par ailleurs, comme le chantage semble être une des armes préférées de Bezos, la ville accepte tant d'aménagements de la législation que finalement elle ne récupère pas ou très peu d'impôt et finit par ne plus être maître chez elle.
Pour reprendre l'exemple de Seattle dont la gentrification s'intensifie de plus en plus, moins de 20% de la population a des enfants car la ville est devenue inaccessible à une vie de famille, le niveau de vie y étant devenu trop élevé. En parallèle, le nombre de sans-abris augmente de manière exponentielle, la "classe moyenne" fuit la ville qui devient, petit à petit, Amazonland.
En posant les bases de son propos sur l'histoire de l'industrialisation des régions concernées, Alec McGillis nous montre que l'on est occupé à revenir aux conditions de travail d'il y a cent ans, avec des salaires parfois, voire régulièrement, moins élevés qu'à l'époque (en tenant compte de l'inflation ou pas). En nous racontant le parcours de l'un ou l'autre employé, commerçant, noir-africain... l'auteur confronte magistralement les deux volets de la société américaine; deux parce qu'il n'y a plus vraiment de classe moyenne dans les villes principales de la côte est. Soit, vous avez un million de dollars pour acheter un petit appartement, soit vous tentez de survivre de petits boulots, payés une misère, en travaillant 12 heures par jour (18h d'affilé si vous êtes pilote pour la flotte d'avions privés d'Amazon !).
L'auteur a sous-titré son livre: "une histoire de notre futur". Et ça fait peur, parce qu'il démontre que les pouvoirs publics sont gangrenés par la corruption, que ce sont les 5 plus grosses entreprises privées qui tiennent la baguette du chef d'orchestre dans tous les recoins de la société et que l'empathie est un mot qui risque bientôt de sortir du dictionnaire. La richesse et le profit pour certains, à peine des miettes pour les autres; des conditions de travail inacceptables, qui rendent juste visibles le peu d'importance accordé aux individus (dissimulation d'accident de travail mortels, licenciements pour avoir été aux toilettes au-delà du temps de pause autorisé, absence de chaise dans les bâtiments pour empêcher les travailleurs de s'asseoir durant leurs 12h de travail...). Une mainmise par ces mêmes entreprises sur les lobbies, sur le commerce de détail, sur le cloud,... bref, ils sont incontournables, à leur seul profit. Et une classe politique pas à la hauteur de l'attente des citoyens qui ne sont en fait pas sa préoccupation. C'est cela l'Amérique d'aujourd'hui, et l'Europe n'est pas très loin d'en prendre le chemin.
Alors une histoire de notre futur ou on relève la tête?
Merci à Babelio et aux éditions du Sous-Sol (Seuil) pour la confiance lors de la dernière masse critique.