Une relecture contemporaine particulièrement audacieuse, du point de vue des vaincu(e)s, et réjouissante – même de situations, d'échappées, de crimes et de vengeances qui ne le sont guère –
des Métamorphoses, servie par une langue gouailleuse, mobile et très juste.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/09/04/note-de-lecture-
sirene-debout-ovide-rechante-nina-maclaughlin/
On sait à quel point le texte originel des extraordinaires « Métamorphoses » d'
Ovide, avec son intense foisonnement mythologique quasiment fondateur et sa place assurée parmi les fondations de la culture occidentale moderne, use de savants non-dits et de rusés euphémismes, même dans une traduction sachant aussi bien jouer avec le langage que celle de
Marie Cosnay, en 2017. de son exil au bord de la mer Noire, le poète latin, relégué par l'empereur Auguste après avoir déplu souverainement, n'en écrit pas moins depuis le bon côté du manche : c'est que la manoeuvre qui transforme – et qui continue aujourd'hui à faire tout le sel fantastique de ces épisodes mythologiques, célèbres ou qui auraient peut-être été oubliés sans cela, intervient le plus souvent (même si ce n'est pas dans tous les cas : #notallgods ?) dans un contexte de convoitise sexuelle de la part de divinités, entrelacs de passions jalouses et sans beaucoup de limites qui ne rechigne pas, bien au contraire, au viol pur et simple.
La germano-japonaise
Yoko Tawada, dans son « Opium pour
Ovide » de 2000, avait réécrit 22 de ces métamorphoses dans une perspective directement féminine – ou féministe, selon les situations, en exposant les ressorts patriarcaux les plus et les moins secrets, ainsi que les contenus émancipateurs que l'on pouvait y imaginer a contrario ou presque.
L'Américaine
Nina MacLaughlin, avec ce « Sirène debout » de 2019 (son premier roman, après des dizaines de critiques littéraires et un essai remarqué), traduit en français en 2023 par luvan pour La Volte, se propose de rechanter
Ovide d'une manière beaucoup plus frontale, en adoptant, directement ou indirectement, le mauvais côté du manche, et en nous offrant ainsi un formidable point de vue des vaincues et vaincus de ce qui s'est tramé dans ces transformations volontaires et involontaires.
Pour rendre justice à des personnages rendus aussi impopulaires par la vulgate patriarcale (ou la simple histoire écrite par les vainqueurs) que Méduse ou les Sirènes, l'autrice ne pouvait se contenter de rétablir les faits et de traquer les euphémismes d'
Ovide (en appelant, chaque fois que nécessaire, un viol par son nom de viol) : bien que nécessaire, la tâche eut été laborieuse (et il ne s'agissait naturellement pas ici d'instruire le procès d'un poète et d'une société d'il y a 2 000 ans).
S'il y avait bien un enjeu capital autour des mots eux-mêmes, il y en avait au moins autant du côté de l'écriture à adopter pour cette parole reconstituée, déduite, imaginée ou recodée (pour pouvoir donc être rechantée). Il est donc particulièrement heureux que la traduction de cette verve bostonienne ait été confiée à luvan, dont on sait aussi bien les dons pour l'orfèvrerie linguistique multivariée (dont témoignent par exemple « Agrapha » et « Splines ») que sa sensibilité au décalage spatio-temporel potentiel inscrit au coeur des mythologies gréco-latines (dont son « Troie » nous donnait un magnifique échantillon).
Il n'est pas certain sinon que les changements de registre de langue, les sauts dialectaux, les variations autour de tel ou tel slang, les passages sans transition de la tragédie à la comédie, de l'humour (noir ou non) au gore presque insensé, ou même les discrets accents et échos de rap et d'indie rock bostoniens, nous seraient parvenus dans toute leur richesse et leur beauté fatale.
Dans son bel article pour Les Inrocks (à lire ici),
Pauline le Gall évoquait à très juste titre la fiction-panier d'Ursula K.
Le Guin, qui offre de la voix à celles et ceux qui n'en ont pas ou plus (concept que l'on détaillera prochainement sans doute en vous parlant de l'indispensable «
le Futur au pluriel : réparer la science-fiction » de
Ketty Steward, sur ce même blog), qui cherche le secondaire et l'ordinaire dans les ombres oubliées des Grands Héros célébrés, et qui redonne sa place, pour prendre un exemple parmi bien d'autres chez l'autrice des « Dépossédés », à
Lavinia par rapport à Énée – et même à
Tehanu par rapport à Ged.
Victoria Zhuang, dans la Harvard Review (ici), rappelle à juste titre les travaux de
Madeline Miller (« circé », 2018) et de
Pat Barker («
le silence des vaincues », 2018) avec leurs indéniables colorations #metoo, en notant toutefois que
Nina MacLaughlin propose une langue contemporaine infiniment plus riche et foisonnante que ses deux illustres consoeurs.
Lecture profondément réjouissante même lorsqu'elle évoque des situations, des crimes, des échappées et des vengeances qui ne le sont guère, « Sirène debout » s'affirme (malgré quelques très occasionnelles longueurs, comme dirait Penthée à ses risques et périls – du calme, Bacchus !) comme l'une des plus audacieuses et des plus réussies relectures contemporaines de ces mythologies qui irriguent toujours et autant, malgré les siècles qui passent, les consciences et les inconscients des dominant(e)s comme des dominé(e)s.
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