"Ainsi, les parcours de vie des artistes mis en évidence dans cette exposition sont tous uniques, riches, témoignant d'un engagement vital. Nous pouvons les admirer, chercher à les comprendre ; en outre, ils tendent un miroir qui nous invite à réfléchir plus généralement aux trajectoires de vie des individus - y compris les nôtres - et en particulier, au rôle de nos imaginaires et aux engagements uniques que nous développons."
(
Tania Zittoun)
Je n'ai pu m'empêcher de débuter ma critique par cette citation d'un chapitre de LIVES : Art Brut et parcours de vie, qui nous présente des personnes devenues artistes à un âge avancé, tous issus de milieux pauvres, tous ayant connu la précarité, et ayant tous connu des trajectoires par moments brisées par des ruptures souvent très violentes (guerre, abandon, deuil, violences subies, hospitalisation forcée, etc.) La particularité de ce catalogue d'exposition est de faire la part très belle aux chercheurs en psychologie et sociologie, mais on voit bien, à l'heure actuelle en France, que les questions de la vieillesse et des parcours de vie sont aussi politiques, voire utilisées de manière profondément idéologique - notre gouvernement montrant le (mauvais) exemple.
Voilà pour la petite référence à l'actualité de mon pays. Maintenant, comme je le mentionnais plus haut, la particularité de cet ouvrage - et de l'exposition dont il découle -, c'est de traiter l'Art Brut de façon peut-être encore plus transversale que d'habitude, puisqu'il est écrit à la fois par des membres de la Collection de l'Art Brut (haut lieu de présentation de l'Art Brut, situé à Lausanne) et du Centre interdisciplinaire sur les parcours de vie et les vulnérabilités (ou Centre LIVES), basé au sein des universités de Lausanne et de Genève.
Je reviens un instant sur l'Art Brut - les personnes qui me suivent savent que c'est un des sujets que j'affectionne et ont donc sûrement déjà lu quelque chose d'à peu près identique sous ma plume, mais pensons aux autres ! L'Art Brut est donc, non pas un mouvement artistique, mais plutôt un concept qu'a construit le peintre et collectionneur
Jean Dubuffet, et qu'il a rendu plus formel à partir de 1945 en le définissant comme un art des marges, réalisé par des personnes exemptes de toute référence culturelle. Il est revenu sur cette définition, car il est impossible d'être exempt de toute référence culturelle si l'on vit en société, y compris si l'on est isolé de ladite société. Il entendait surtout l'Art Brut comme un outil d'opposition à ce qu'il considérait comme l'
art contemporain officiel de son époque. Je vous renvoie à
Céline Delavaux et notamment à son Guide de l'Art Brut, où elle explique comment l'Art Brut peut être un outil pour (re)penser l'art. Et j'ai écrit plusieurs critiques sur des livres traitant de l'Art Brut et créé une liste sur le sujet, donc n'hésitez pas à y jeter un coup d'oeil (ici prend fin le placement de produit).
LIVES : Art Brut et parcours de vie, donc. Sept artistes, dont six déjà présents dans la
Collection de l'Art Brut, ayant pour point commun de s'être mis tardivement, voire très tardivement, à créer des oeuvres qu'on classe aujourd'hui dans la catégorie Art Brut. À regarder vite fait les reproduction de ce catalogue, on n'est pas forcément soulevé d'enthousiasme ; or le chapitre écrit par
Pauline Mack (de la
Collection de l'Art Brut), retraçant les biographies des sept artistes - Eugénie Nogarède, Anna Kahman, Gaston Teuscher, Benjamin Bonjour, Hans Krüsi, Madeleine Lanz et Eugenio Santoro - ouvre des perspectives sur les travaux de ces artistes qui donnent vite envie d'aller plus loin que les traditionnels "J'aime/J'aime pas" ou "Bof". le défaut corollaire, c'est que les biographies en elles-mêmes n'apportent pas grand-chose de nouveau, mais c'est largement compensé par les chapitres analysant les parcours de vie des artistes par les biais de la sociologie et de la psychologie.
En cela, c'est quelque chose d'assez nouveau pour moi dans le champ de l'Art Brut - pas totalement nouveau, mais probablement bien plus approfondi que ce que j'avais pu lire jusqu'à ce jour. Et c'est cette transversalité des analyses, centrée sur la façon dont on peut aborder la vieillesse et la vulnérabilité, sans pour autant les voir uniquement un déclin mais, au contraire, aussi comme un déclencheur - de traumatismes, certes, mais aussi de créativité afin de dépasser ces traumatismes -, c'est avant tout, donc, cette analyse transversale qui fait le très grand intérêt à mes yeux de ce catalogue d'exposition.
Je terminerai par une autre citation de
Tania Zittoun (j'aurais aimé citer d'autres auteurs de l'ouvrage, mais ça alourdirait la critique) :
"Un élément frappe à la lecture de leurs trajectoires : les personnes dont les histoires de vie sont rapportées ici ne sont pas nées artistes, et elles n'ont pas débuté leur activité durant leur jeunesse. Ceci est à souligner, car bien que les études au cours de la vie affirment que l'on se développe de la conception à la mort, la recherche tend le plus souvent à mettre en évidence le déclin des personnes âgées : la perte de capacités cognitives, la fragilité physique, et, au mieux, comment retarder ou compenser ces pertes. Il est rare que les chercheuses et les chercheurs parviennent à mettre réellement en évidence ce qui profite aux aîné·es. Ce qui est donc frappant ici, c'est que toutes les personnes évoquées ont d'elles-mêmes abordé un tout nouveau domaine d'activité bien après avoir dépassé le mitant de leur vie ; elles ont néanmoins toutes, d'elles-mêmes, avec patience, temps et concentration, affiné leur technique, appris de leurs expériences , et développé une expertise nouvelle indubitable."
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