Des décennies durant, on cache ou l'on communautarise la tragédie. "On" minimise surtout l'importance de l'antisémitisme d'avant-guerre et l'engagement sur ce terrain de nombreux intellectuels roumains, y compris ceux qui, de Mircea Eliade à Emil Cioran, feront les beaux jours de la classe intellectuelle française après 1945. Le régime communiste met à l'index les études sur la tradition antisémite locale. Privé de son terreau intellectuel, la Shoah devient du coup plus incompréhensible encore… Déconnectée de la passion judéophobe, comment l'expliquer, sinon, comme le soutient "l'antisémitisme ordinaire", par les "positions clés" tenues par les Juifs ici comme en Allemagne. Dans ce sillage, une bonne partie de la Roumanie contemporaine s'en prend à ce qu'elle nomme l'hypermnésie de la Shoah destinée, dit-elle, à mieux masquer "l'amnésie des crimes du communisme". Le "N'oublions jamais" des rescapés de la Shoah devient ici le "cri de haine" d'un peuple qui ne sait pas tourner la page. L'antisémitisme ? Inventé pour justifier la chasse aux sorcières, c'est-à-dire aux bons Roumains…
On comprend dès lors dans quel halo de solitude vit Matatias Carp quand il publie, à partir de 1946 (en trois volumes jusqu'en 1948), "Cartea Neagra", le Livre noir. « J'ai écrit ce livre de sang et de larmes avec mon sang et mes larmes. Pour que mes frères se forgent, dans la mémoire des souffrances vécues, de nouvelles raisons de vivre ; pour qu'ils puisent dans le souvenir des coups reçus les ressources qui leur permettront de mieux se défendre à l'avenir [...] Je veux arracher la douleur juive à la légèreté avec laquelle elle a été traitée jusqu'à présent. J'entends que la vérité soit connue de tous, rien que la vérité et toute la vérité. C'est pourquoi je lèverai ici le linceul qui recouvre les corps de plus de 400 000 victimes."(extrait de l'éditorial de Georges Bensoussan, pages 12-13)
Des milliers de Juifs sont raflés et enfermés dans deux trains de marchandises qui, hermétiquement clos et sous une chaleur de plomb, sans ravitaillement en eau ni nourriture, se traînent deux jours durant dans les environs parcourant 20 kilomètres en 12 heures. Entre le 28 juin et le 6 juillet 1941, près de 15000 Juifs (selon Jean Ancel) sont assassinés à Iasi (dont 7000 dans les deux trains). C'est le premier massacre d'une telle ampleur commis par des non-Allemands dans la Shoah. Il confirme le rôle central joué par la Roumanie dans la tragédie juive du XXe siècle. Mais Iasi n'est pourtant que l'antichambre de l'horreur qui va se déployer en Transnistrie dans les semaines suivantes.
(extrait de l'éditorial de Georges Bensoussan, pages 7-8)
Certes, le discours public des élites intellectuelles roumaines sur la Shoah est plus complexe qu'il ne ressort des propos cités ici. Il arrive que les mêmes intellectuels qui recourent à la déformation de la mémoire de la Shoah tiennent par ailleurs des propos pleins de sensibilité et d'empathie envers les victimes. Il arrive également qu'ils apparaissent –fût-ce indirectement– proches de certains négationnistes notoires, ce qui est source de grande confusion. Les situations qu'ils ont occupées, les positions qu'ils ont prises au cours de ces vingt années de postcommunisme ont été à la fois diverses et contradictoires. ("L'attitude des intellectuels face à la Shoah dans la Roumanie postcommuniste", article de Georges Voicu, traduit du roumain par Nicolas Véron, page 618)
Toutefois, même au cœur de la pire des cruautés d'Europe, la compassion fut au rendez-vous. "Ce sont aussi des hommes" rapporte un Bessarabien "compatissant". Des paysans roumains aident des Juifs à se nourrir et parfois à se cacher.
(extrait de l'éditorial de Georges Bensoussan, page 10)
Table ronde proposée par l'Inspection Générale de l'Éducation nationale, groupe Histoire-Géographie
Modération: Tristan LECOQ, inspecteur général de l'Éducation nationale (histoire géographie)
Intervenants: Hélène DUMAS, chargée de recherche au CNRS, Benoît FALAIZE, inspecteur général,
Fabienne FEDIRINI, fonctionnaire de l'Éducation nationale, Olivier LALIEU, historien au Mémorial de la Shoah