La Russe Louise Salomé a vécu une vie qui mérite les travaux répertoriés ici, et qui reprennent son cours. On a trop tendance à centrer ce personnage sur son caractère aventurier et sa seule relation à Nietzsche. Or l'intérêt de son parcours est précisément le grand nombre de rencontres, d'amitiés, de rares fois d'amours, qu'elle a connus, auprès de grands noms très divers, et particulièrement Nietzsche, Rilke et Freud. Sa jeunesse aura une particularité: une certaine défiance vis-à-vis des hommes, qui la fera se refuser à tous ses prétendants (nombreux, car la fille est séduisante) et même à son premier mari, le pauvre Andréas, qui devra se contenter toute sa vie durant d'une relation juste … amicale, et supporter des écarts au contrat nombreux et non dissimulés (lassé, il se rattrapera avec la bonne). C'est probablement, plus tard, sa passion pour Rilke qui fera connaître à Lou l'amour physique. Elle gardera cependant pour cet aspect de la vie une réelle distance, qu'elle théorisera plus tard quand, intéressée et marquée par la psychanalyse qui commence à être en vogue du fait de Nietzsche, elle s'adonnera à cette nouveauté, jusqu'à écrire un certain nombre de documents sur le sujet, et … pratiquer elle-même des "analyses" sur des patients…. On s'intéressera davantage à son oeuvre romanesque et à ses nombreuses nouvelles, inspirées de ses expériences avec les hommes de sa vie, et dont les clés seront faciles à trouver pour qui connaît le personnage.
On doit reconnaître à l'auteur de cette biographie, Stéphane Michaud, la réalisation d'un très gros travail, et l'ensemble a son intérêt. On a tout de fois du mal à se passionner pour le récit, malgré un style plutôt soigné. Si l'on prend ce livre "au hasard", on risque de s'ennuyer un peu… Si on s'intéresse a priori au personnage de Lou, c'est au contraire un document de base indispensable.
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Mais l'adulte peut-il refaire sans danger le choix stupéfiant de la petite fille qui, contre l'évidence des sens et le témoignage des gens, avait pris le parti des songes, se créant un monde docile à son désir, gouverné par un dieu père familier et débonnaire ?
Qui empêchera Rée de douter des promesses que Lou lui renouvelle ? Si peu ferme en lui-même, si peu porté à croire qu'il soit digne d'amour, visité, qui sait, par les vielles tentations de suicide qui avaient hanté sa jeunesse, il voit dans les paroles de son amie un effet de la compassion, une tentative pour dorer la pilule.
Le bonheur est exceptionnel, la rencontre avec autrui illusoire. Si fécond que soit en effet l'emportent amoureux nous nous enivrons à un leurre, à une projection imaginaire de nous-mêmes. Ce tragique une fois admis, il arrive que notre fragilité soit emportée dans de brèves expériences qui nous justifient.
La vérité, on le devine, est ailleurs. Dans l'intensité d'une rencontre qui l'aide à approcher le phénomène religieux, central dans sa vie, dans l'ivresse d'une pensée qui ne s'arrête à aucun interdit , dans l'épreuve aussi d'un déséquilibre créateur qu'elle n'aura de cesse de tirer au clair.
Rilke y sera d'autant plus docile que la Russie lui parle depuis longtemps déjà. Se plonger dans sa culture, ses croyances, ses arts, comme il le fera à la suite de son amie, n'est pas oeuvre d'érudition, mais travail sur soi. Travail essentiel dans lequel Rilke est accompagné par une femme qui, mieux qu'aucun des nombreuses amies ou amantes ultérieures, sait se porter en avant de lui, le soutenir dans sa mue et lui ouvrir l'accès à ses demeures secrètes. Travail imaginaire cependant, dans la mesure où il se place à ce point sous le signe d'une Russie rêvée.