Un livre au charme suranné regorgeant de profondes et riches réflexions philosophiques entrelacées de multiples anecdotes parfois poétiques, parfois décalées, toujours sincères et justes.
Et tout part d'un carnet d'adresses. Un gros carnet d'adresses. Rempli de noms, de prénoms, de numéros de téléphone et d'adresses scrupuleusement notés au fil des décennies. Un objet quelque peu désuet, on en sentirait presque les effluves de feuilles jaunies ainsi que leur léger craquement quand on en tourne précautionneusement les pages. Si truffé de cartes de visites et si fatigué qu'il est maintenu par un élastique, prêt à craquer. « Enlever l'élastique de mon carnet fait penser au désamorçage d'une mine ».
Y faire de l'ordre serait nécessaire. Sauf que.. Sauf que certaines personnes ont disparus, et d'autres ne lui disent plus rien du tout. Alors il le parcourt ce carnet, indécis, et émerge de cette errance des tranches de vie, des souvenirs, des réflexions. le carnet, source de digressions flamboyantes. Nous découvrons, malgré ce que laisse croire ce carnet bien rempli, un homme seul, un homme sans nom, sans âge, qui n'arrive pas à s'attacher, ni aux gens, pas même aux femmes, ni aux lieux. Un homme solitaire qui médite avec sincérité et sans fard sur la constitution complexe de l'identité, sur la fragilité de la mémoire, sa volatilité, sur la valeur des souvenirs et le rôle salvateur de l'imagination. Méditations où Mysliwski ne s'encombre pas de marqueur d'époque, de marqueur de lieu, ce qui en fait un roman étonnamment atemporel et universel.
« Faire le tour de sa vie. le doute m'envahit à nouveau : est-ce seulement possible ? Cet ensemble de hasards, sans ordre ni lien, comme tous ces prénoms, adresses et numéros de téléphone dans mon carnet, peut-il se plier à notre volonté ? Malgré tout, j'essaie, car je suis sûr d'une chose : se contenter de vivre n'est pas suffisant. Il y a une différence entre vivre et être conscient ».
Ces réflexions philosophiques entremêlées d'anecdotes m'ont par moment comme asphyxiée, troublée, presque angoissée. Ce n'est pas une lecture gaie, c'est une lecture profonde, qui touche à l'intime, au profond en nous, à nos questionnements existentiels. Pourtant le ton n'est jamais larmoyant, encore moins versé dans le pathos. L'humour est même bien présent, en filigrane. Mais c'est un miroir abrupt sur le devenir de tout être humain confronté à la solitude les années passant. La solitude de
la dernière partie de notre vie. le carnet est le lien avec ce passé qu'il appréhende à la fois avec nostalgie et indifférence. C'est un miroir implacable qui m'a à la fois apaisée et angoissée. Balancier lucide entre accueil résigné du déclin, cet état naturel du monde, et peur de l'inéluctable au crépuscule de toute vie. Avec une question principale : « Je me demande seulement pourquoi l'être humain est à ce point en manque de soi ».
Le narrateur, ancien peintre, tailleur de costumes, et étudiant en psychologie, s'interroge sur la mémoire à l'aune de ce carnet d'adresses, pilier du souvenir. Peut-il pour autant lui apporter la vérité ? le souvenir est-il vérité ? Tout n'est-il pas reconstruction du monde, représentation ? Une illusion ? La mémoire n'est-elle pas mensonge ? D'anecdotes en anecdotes, ces questions surgissent tout au long du récit.
Certains passages dans ce livre, sublimes de beauté, resteront gravés en moi, comme cette brume sur le lac en pleine forêt au bord duquel il attend l'arrivée du soleil avec son chien.
« A cette heure matinale, le lac était couvert d'une nappe de brume, parfois si épaisse que le regard ne percevait pas depuis la haute rive le miroir d'eau en bas. C'est seulement lorsque le soleil, s'élevant sur l'autre berge, se mettait à dissiper la brume que le lac se dévoilait peu à peu. Cela avait quelque chose de merveilleux, ce soleil levant qui s'efforçait avec tant de peine de transpercer la brume agglutinée devant lui, comme dans un geste de défense ».
Magnifique également, cette dernière partie de poker avec son ami cordonnier sur sa tombe, de façon à régler une dette. D'ailleurs le titre «
La dernière partie » peut être perçu comme un titre d'une grande gravité (
la dernière partie de la vie d'un homme confronté à toutes ces questions existentielles) ou au contraire d'une grande légèreté à l'aune de cette scène incroyable, cette partie de poker jouée sur la tombe même de son ancien ami. Gravité et légèreté, nous frôlons tour à tour ces deux extrêmes tout au long de la lecture.
Et enfin, peut-être la clé de tout, la présence de Maria, l'amoureuse, via les lettres qu'elle lui écrit, lettres qui ponctuent le récit, amour déçu et inachevé dont on sent bien qu'il y a là l'origine du vide, la source du néant. Ce premier amour et sans doute le seul véritable amour du narrateur.
« L'amour, c'est peut-être la sagesse d'affronter ensemble le temps qui passe, comme si le monde passait avec nous. C'est ce qui nous unit au monde. »
«
La dernière partie » est un livre empli de philosophie dans lequel tout lecteur peut venir puis revenir puiser la sagesse. Un livre avec lequel il est nécessaire de prendre son temps, ce récit se déguste, s'interrompt parfois pour pouvoir digérer et se nourrir de ses idées. Un récit qui reste simple tout en étant puissant.