Lorsque nos tragédies se font belles madrures…
Nos passions reflètent souvent notre part la plus intime, nos qualités ou encore les failles que nous désirons inconsciemment compenser, panser, repenser. le héros de ce livre, Edouard Hirijfell, a pour passion la photographie argentique, leica en bandoulière, un moyen troublant pour ce jeune homme d'une vingtaine d'années de capturer le temps alors qu'il est quelqu'un qui a un jour précisément perdu le temps qui lui appartenait. Il a en effet vécu durant l'enfance un épisode traumatisant de plusieurs jours durant lesquels il ne se souvient de rien. Un temps volé lors de cette disparition que nous qualifierions aujourd'hui d'inquiétante.
Cette passion donne d'ailleurs une approche très photographique au récit et c'est un aspect qui m'a particulièrement plu. L'angle d'approche des paysages, des personnages est singulier comme peut l'être l'oeil d'un photographe. Tessiture, grain, angles plus ou moins rapprochés imprègnent la narration d'une aura particulière. Que ce soit un chalet norvégien sous la neige, un champ de pommes de terre en fleurs, un manoir écossais en décrépitude à l'intérieur duquel nous découvrons un arboretum stupéfiant, une maisonnette en pierres chauffée à la tourbe, un salon de coiffure Art Déco perdu au fin fond des Iles Shetland, ou encore l'intérieur d'une vieille voiture des années 60 aux sièges en cuir imprégnée d'odeur de tabac, les photos surgissent et nous immergent.
De même que la passion d'un des membres de la famille pour le bouleau flammé est une autre manière de garder intacte, au coeur même des veines du bois, ce que l'arbre a pu vivre de tragédies, de retenir à jamais le passé sombre pour ne jamais oublier.
« Voilà que j'y étais de nouveau, avec mon leica à la main, cette fois, parmi les hautes colonnes blanches que formaient ces bouleaux aux anneaux de rouille. Certains s'étaient libérés de leur joug depuis ma dernière visite, d'autres avaient abandonné la lutte et laissé les cercles s'incruster. Je changeai de position, étudiai la direction dans laquelle tombaient les ombres, cherchai mon motif du regard.
Le soleil arriva. Je m'allongeai sur le dos et regardai vers le haut. A travers le grand-angle, je voyais les troncs s'étirer jusqu'au ciel. C'allait être bien. Ce que je voyais était identique à ce que je souhaitais voir. le feuillage, la couche nuageuse, les troncs et l'élément étranger, le fer, ce qui allait faire de cette image une photographie et pas un simple instantané.
L'obturateur émit ce bref chuchotement de Leica qui capture quelque chose qui est pour le transformer en quelque chose qui a été ».
Alors qu'il était un enfant d'environ trois ans, au début des années 1970, Edouard Hirijfell part en voyage en France avec ses parents, jeune couple franco-norvégien. le couple trouve la mort au fond d'un étang de la Somme au coeur d'une forêt truffée d'obus et de grenades datant de la Première Guerre Mondiale, forêt fermée au public, donc dans des circonstances pour le moins étranges et le petit Edouard est porté disparu. Il n'est retrouvé que quatre jours plus tard à une centaine de kilomètres du lieu du drame. A-t-il été enlevé ? Par qui ? Comment a-t-il pu échouer si loin de la tragédie ? Et que faisaient-ils tous les trois dans cette forêt mythique qui a été le lieu d'une des plus grande bataille de la Grande Guerre ? L'autopsie a révélé qu'ils ont inhalé le gaz d'une vieille grenade, qu'ils sont tombés à l'eau et n'ont pas pu regagner le bord. Pourquoi des parents emmènent un petit garçon dans un endroit plein de grenades ?
Edouard sera ensuite élevé par ses grands-parents paternels en Norvège dans une ferme isolée et ne saura jamais ce qui s'est vraiment passé, ce d'autant plus que le drame semble être devenu un véritable tabou pour le grand-père. Lors du décès de ce dernier au début des années 1990, il apprend qu'un magnifique cercueil en bois flammé a été livré aux pompes funèbres quelques années auparavant, cadeau de son grand-oncle, frère du grand-père, un ébéniste d'exception avec lequel le patriarche était brouillé depuis des années. Or ce grand-oncle, Einar, est mort juste après la guerre, il y a des décennies.
Voilà Edouard, désormais seul, qui va tenter de reconstituer le puzzle de ce passé trouble à partir de ce cercueil aussi beau que mystérieux. Des îles Shetland à la Somme, nous le suivons à en recueillir une à une les pièces qui peu à peu s'emboitent sous nos yeux. C'est le tableau d'une histoire familiale liée aux conflits qui apparait progressivement.
Je ne suis pas friande d'histoires trop romanesques. Et celle-ci ne fait pas du tout exception. Les nombreux fils qui s'entrelacent quasi parfaitement, les coïncidences trop nombreuses, les rebondissements au tempo régulier, les enchainements impeccables, les rendez-vous qui tombent toujours à point nommé au point de paraitre invraisemblables, l'histoire est (trop) bien huilée pour me plaire. J'ai l'impression confuse que l'auteur, au préalable, a préparé la trame de son roman de façon si précise que le livre est en quelque sorte une mécanique de précision. Tout est tiré au cordeau de sorte que je m'y suis parfois ennuyée.
C'est bien plutôt la plume de
Lars Mytting qui a été pour moi une très belle découverte, sa façon de nous présenter les îles Shetland, la ferme norvégienne, la culture des pommes de terre et surtout l'hommage absolument magnifique, pictural, sensoriel, quasi sensuel, fait aux arbres. J'ai évoqué dans la première partie de mon retour le bouleau flammé. « Il s'agit du plus beau matériau d'ébénisterie qui vient d'arbres blessés. La madrure se crée quand l'arbre s'autosoigne ». Au moyen de liens en métal contenant les troncs, il est fait des cicatrices à l'arbre qui doit alors enfermer la blessure et continuer de pousser. Les cernes du bois trouvent des chemins contournés. Ils s'étirent au-dessus de la plaie. C'est seulement en sciant le matériau qu'on peut voir ce que donne l'arbre. Cette façon de faire, assez barbare, donne un bois aux nuances exceptionnelles, aux madrures singulières, colorées. Un drapé de feu à la beauté flamboyante.
Ce travail du bois, notamment des essences rares, est le fil directeur d'une quête et est, par ailleurs, une image symbolique qui montre comment un drame, un accident, une tragédie s'inscrivent en chaque être pour lui donner plus de profondeur, de singularité et de beauté. Encore faut-il savoir mettre à jour ces madrures.
Donner à cet art une place centrale peut sembler étonnant mais ça ne l'est pas vraiment lorsque l'on sait que
Lars Mytting avait un grand-père ébéniste qui pratiquait cette façon étrange de faire pousser le bois en le contraignant. Sans doute lui a-t-il transmis son virus et nous ressentons dans ce roman l'amour que l'auteur porte pour cet artisanat qui se fait art.
L'auteur, et là réside toute l'originalité du livre, se demande si, par analogie avec cette technique relativement violente, des arbres en plein coeur d'une bataille, pourraient contenir la mémoire de la guerre et notamment des gaz dont on a abusé à cette période tragique. Là réside la clé du livre. Là réside le mystère des seize arbres de la Somme.
Les seize arbres de la Somme est ainsi une quête familiale, voire une enquête historique quasi policière, qui relie la Norvège aux soubresauts de l'histoire mondiale, dont le côté romanesque m'a quelque peu déplu du fait d'une mécanique trop bien huilée. J'ai aimé en revanche l'ambiance poétique de ce livre et la psychologie des personnages hauts en couleur auxquels je me suis attachée. C'est surtout un bel hommage pittoresque à la nature et aux arbres, à la photographie et aux gestes artisanaux qui domptent, cadrent ou au contraire déchainent, subliment la nature. Ces derniers aspects, centraux, ont vraiment enchanté ma lecture et ont compensé largement ma petite déception en termes scénaristiques, en cela je remercie chaleureusement Idil à qui, une fois encore, je dois cette lecture !