C'est par une catastrophe que s'ouvre le premier roman de l'américain
Eric Nguyen et c'est par une catastrophe qu'il se conclut.
Comme si l'histoire était condamnée à la répétition, comme si l'on perdait encore et encore. C'est précisément de perte et de reconstruction que va nous parler le nouveau livre de la collection Terres d'Amérique.
Lorsque
La Solitude des Tempêtes commence, c'est au Viêtnam que nous sommes, alors que la guerre se termine et qu'elle jette sur la mer les fameux « boat people » après la chute de Saïgon en 1975.
Parmi ces réfugiés se trouve Hương, une jeune femme vietnamienne, et son fils, Tuấn. En réalité, trois personnes dérivent sur les flots à ce moment-là puisque Hương est enceinte, d'un autre garçon, Bình, qui, comme son grand frère, ne connaîtra pas son père.
Fuyant les communistes, Hương et son mari Công pensent enfin sortir du cauchemar qui s'est abattu sur eux après la défaite américaine. Mais tout ne se passe pas comme prévu et Công ne monte jamais sur le bateau qui emmène sa famille au loin.
Débarquée à la Nouvelle-Orléans, Hương doit refaire sa vie et absorber le choc du déracinement, ballotté de famille d'accueil en motels avant de poser ses valises à Versailles, sorte de village pour réfugiés au bord du bayou, dont le nom résonne d'ironie avec la pauvreté de ce qu'il offre à ses nouveaux habitants. Dès lors,
Eric Nguyen va séparer son récit selon les années mais aussi, et surtout, selon les personnages de son récit, adoptant successivement les points de vue d'Hương, de Tuấn et de Bình.
Trois générations, trois ressentis différentes, trois destins.
Notre père, toujours
En partant des conséquences de la guerre du Viêtnam sur ceux qui sont restés, ces gens ordinaires qui se sont battus ou retrouvés du côté américain,
Eric Nguyen commence par expliquer l'horreur du régime communiste qui s'abat sur Saïgon et sur le Sud-Viêtnam.
Công, professeur et amoureux de littérature française, croit en la liberté intellectuelle et individuelle. Il se heurte naturellement à l'idéologie nouvelle venue du Nord et finit en camp de rééducation. de là, tout change et la fuite semble la seule solution dans un pays transformé en dictature.
De l'autre côté de l'océan pourtant, l'échappatoire déçoit.
Hương et ses enfants se retrouvent pris au piège dans une Amérique banalement raciste qui traite ses anciens alliés comme d'encombrants parasites. Des parasites que l'on tolère tant bien que mal.
La Solitude des tempêtes nous fait pénétrer dans les affres de la transition culturelle vécue par Hương tout d'abord, qui réalise bien davantage que ses fils que leur vie a complètement changé et qu'elle ne sera pas forcément meilleure. C'est un personnage blessé et hanté que l'on découvre petit à petit, hanté par le chagrin et par ce mari qu'elle a laissé au pays, qui n'a pas pu monter à bord et dont la main a glissé. Un fantôme qui va étendre son ombre sur tout le récit et survoler toutes les autres problématiques.
Eric Nguyen parle de la figure du père et de l'époux, à ce qu'elle fait à ceux qui ne peuvent savoir, à ceux qui espèrent en vain. Công devient au fur et à mesure du récit comme un mythe, reconstruit différemment par sa femme et par ses enfants, une sorte de figure qui endosse tous les fantasmes et toutes les attentes. Un fantôme auquel on parle par des lettres ou par des cassettes pour dire la difficulté de sa nouvelle vie ou simplement se rattacher à ce qui a été. de façon étrange et fascinante, Nguyen fait de Công un personnage aux contours flous, un leitmotiv familial qui règne sans être.
C'est là toute la complexité du survivant, s'imaginer ce qu'aurait voulu le disparu, ce qu'il aurait fait ou été. Pour Tuấn, et encore davantage pour Bình, le père devient un mythe, une sorte de légende qui nous guette au coin de l'oeil. Chacun essayant d'en tirer son parti et de se le réapproprier.
Retrouver un foyer
En grandissant, les enfants deviennent des images de leur père, et trouvent leur voie malgré les embuches.
Eric Nguyen mêle alors l'identité et la paternité, ou comment être américain et vietnamien dans un monde où son père existe et n'existe pas. Chacun affronte des épreuves et choisit d'embrasser son histoire différemment. Tuấn s'y confronte, accumulant les mauvaises fréquentations mais ne reniant jamais ses origines, tentant un équilibre impossible entre les deux. Bình devient Ben, lui qui n'a jamais connu le Viêtnam ou son propre père, lui qui, de son premier souffle est américain, ou presque. Il devra aussi se confronter à son homosexualité, dans une culture peu propice à ce genre de coming-out, avant d'être poursuivi par son histoire familiale à nouveau.
Autour de ce trio de personnages,
Eric Nguyen choisit sans hasard aucun, la cadre de la Nouvelle-Orléans, de son bayou, de ses ouragans. Un autre pays instable balayé par des tempêtes et qui finira, lui aussi, sous les eaux. Bouclant la boucle, l'auteur américain montre que le passé est toujours là à guetter, que le traumatisme, la perte, le déracinement, cette sensation qui fait que l'on ne sera jamais plus chez soi, toute cette force émotionnelle nous rattrape encore et encore.
La Solitude des tempêtes s'affirme comme une triple histoire intime, qui sait fouiller les fantômes et comprendre la complexité de celui qui n'a plus d'identité propre, qui doit sans cesse se débattre entre plusieurs images qui ne sont jamais tout à fait lui. Avec pudeur et sans débordement émotionnel, avec justesse et grandeur, témoignant pour ceux qui sont restés piégés quelque part là-bas, sur les flots de la catastrophe.
Poignant mais pudique, le roman d'
Eric Nguyen est un moment de littérature magnifique, à mi-chemin entre Histoire et fiction et dans laquelle les personnages se cherchent après la catastrophe.
La Solitude des tempêtes convoque l'ombre du père disparu pour mieux parler de ceux qui doivent composer avec la lumière en attendant d'être soi, enfin, un jour.
Lien :
https://justaword.fr/la-soli..