Le moment le plus agréable, lorsque l'on admire quelqu'un au point de ne plus pouvoir voir le monde autrement qu'à travers son être, c'est lorsque l'idole se renverse enfin. Ce qui semblait si haut s'éparpille au sol et se mélange à la poussière. On peut repartir le coeur libre et l'esprit léger pour se trouver une nouvelle idole ou pour n'en plus jamais avoir, sinon soi-même si l'on y tient vraiment. C'est la démarche à laquelle nous invite
Richard Noll avec ce bouquin.
Parlant de sa lecture de « Ma vie » de Jung, il écrit : « C'est un livre impressionnant, et je me rappelle combien il m'avait abasourdi lorsqu'à dix-sept ans je l'ai lu pour la première fois. » Mais beaucoup d'entre nous détestent être possédés. Par la suite, RNoll semble ne s'être plus livré qu'à « des années de lecture critique de Jung et de recherches historiques sur sa vie » dans le but de prouver, si jamais on en doutait, que son humanité le rendait en fait « effroyablement imparfait ». RNoll est un admirateur déçu et broyé par sa propre ambivalence, balançant entre le besoin de savoir que Jung n'était pas un dieu et le sentiment d'avoir été trahi par un « génie incontestable, dont le système des complexes et des types psychologiques avait apporté une contribution essentielle à la théorie et à la pratique de la psychothérapie ». Il écrit que « son humanité, et non sa semi-divinité, [le] rend beaucoup plus intéressant » même si tout ce qu'il écrira ensuite sera un appel à une circonspection critique qui devrait inéluctablement conduire à la désertion.
Je ne suis pas contre l'idée que l'on détruise mes idoles. Introduire un peu de circonspection dans la fascination permet d'éviter la calcification. Qui est perdant ? Ni l'idole, qui peut enfin souffler un coup, ni l'admirateur, qui ne se sent plus possédé par une idée qui n'aurait – il le ressentait de plus en plus – fait rien d'autre que perdre de plus en plus de sa réalité.
RNoll part de l'idée fantaisiste que Jung aurait nourri l'ambition de devenir un Christ aryen, malgré toutes les contradictions que cela peut impliquer. Sa fascination pour les spiritualités païennes allant de pair avec celle du personnage christique, RNoll avance que Jung aurait aimé être le messie christique d'une nouvelle religion païenne. Ce n'est pas tant la démesure de cette ambition que lui reproche RNoll que d'avoir embrouillé ses fidèles disciples en présentant d'abord ses idées sous des métaphores chrétiennes jusqu'à ce que, ayant acquis du pouvoir et de l'argent grâce à ses riches disciples américaines, il ait enfin décidé de révéler l'horizon völkisch de ses idées.
Bref : RNoll nous dit que Jung avait tout manigancé depuis le début et que tous ses livres, que toute sa pratique, que toutes ses conférences, n'auront servi qu'à un épuisant et interminable processus d'algèbre intentionnelle.
Certes, quelques aspects de la vie de Jung semblent manifester un certain goût pour le traficotage, mais qui ne profiterait pas des dons du ciel – si le ciel les lui présentait ? RNoll revient sur la cour de femmes riches et célibataires qui tournaient autour du maître et qui l'aidèrent à développer matériellement son activité par l'achat d'immeubles lui permettant de donner des conférences et de loger des séminaristes, et de pratiquer la psychologie analytique dans un cabinet aménagé à l'intérieur de ces bâtiments.
RNoll poursuit en accusant la polygamie de Jung et sa manière de s'approprier les idées des autres sans les citer. Il dénonce le biais de ses recherches et sa fascination pour l'idée d'un inconscient collectif qu'il aurait valorisée au détriment de sa pratique avec l'analysant.
« Ce génie incontestable, dont le système des complexes et des types psychologiques avait apporté une contribution essentielle à la théorie et à la pratique de la psychothérapie, semblait si convaincu de la réalité d'un inconscient collectif qu'il était prêt à mentir pour protéger ses conceptions. Pour lui c'était l'alpha et l'oméga, la source authentique de tout mystère et de toute explication. le passé d'un patient et ses problèmes personnels n'étaient, disait-il, que « jeux d'enfants », dont il se déchargeait sur ses assistants. Jung voulait seulement que sa croyance en l'inconscient collectif fût continuellement renforcée par les visions et les rêves de ses patients. »
Enfin, il l'accuse d'avoir fait le jeu des opinions nazies de l'époque en avivant la flamme aryenne. Même si RNoll reconnaît à demi-mot que Jung n'a jamais été intéressé par la politique, il lui reproche toutefois de n'avoir pas vu qu'il participait indirectement à la propagande du régime nazi. L'accusation est à l'homme anachronique toujours aisée. Et parce qu'on retrouve à présent les idées de Jung « non seulement dans le national-socialisme et la philosophie fasciste en général, souligne le sociologue Heinz Gess, mais aussi dans l'occultisme moderne et dans la pensée New Age », RNoll nous assure que la lecture de Jung n'est rien d'autre que dispensable. Voilà un appel au bûcher bien regrettable. S'il est certes drôle de voir choir l'idole, il l'est encore davantage de s'emparer des morceaux brisés au sol pour les rassembler et voir renaître ce qu'on avait tant aimé.