Ce livre, écrit par un Congolais sous l'angle des Congolais, compare la politique de Léopold II, poursuivie par la Belgique coloniale, et celle des dirigeants congolais après l'indépendance.
En 1876, le roi des Belges Léopold II réunit dans son château de Laeken une Conférence internationale de géographie. L'un de ses buts était d'abolir l'esclavage en Afrique, une décennie après sa suppression en Russie (1861) puis aux Etats-Unis (1865, mais avec des exceptions). le Brésil attendra 1888 (abolition par Petro II, ce qui lui vaudra l'hostilité des planteurs de café... et son trône). L'esclavage est alors au centre des discussions internationales. Il ne sera aboli dans le Madagascar français qu'en 1896, au Kenya anglais qu'en 1907, au Maroc, protectorat français, qu'en 1922, et en terres d'Islam qu'entre 1949 (Koweit) et 1992 (Pakistan).
A l'issue de la conférence est créée l'Association Internationale Africaine (A.I.A.) pour assurer le suivi. Léopold en est élu président, et des comités nationaux de géographie sont créés dans les pays européens et aux Etats-Unis. Outre la lutte contre l'esclavage, un autre de ses buts est de financer des stations hospitalières (pp. 32-33).
Américain d'origine britannique, Stanley est envoyé en Afrique par son employeur, l'A.I.A., aux frais de Léopold II. Malade, il est remplacé par un Allemand, puis par un Belge, le capitaine Hanssens. L'A.I.A. devient A.I.C. (Association internationale du Congo).
Les Etats-Unis fustigent la traite des noirs, notamment par les Portugais, appuient donc les buts anti-esclavagistes de l'A.I.C., et le 22 avril 1884, reconnaissent son drapeau (futur drapeau du Congo belge à l'étoile jaune sur fond bleu, qui inspirera le drapeau européen) comme le drapeau d'un «Etat» (sic) ami (p. 49). L'A.I.C. est bientôt reconnue par l'Allemagne, et Bismarck convoque la Conférence de Berlin dont les premiers objectifs sont d'abolir l'esclavage et d'«associer les indigènes à la civilisation» en leur fournissant «les moyens de s'instruire».
Dans son livre, l'auteur reproduit l'intégralité de l'Acte final de la conférence. On évite sagement les rivalités entre Européens: le Congo est neutre en cas de guerre (p. 54), la navigation est libre sur les fleuves Congo et Niger, et la liberté du commerce et d'établissement est garantie à tous. Cette ouverture permettra à de nombreux russes, fuyant le régime communiste de 1917, de travailler au Congo sans avoir besoin de permis de travail.
À l'unanimité (moins la Turquie) des 13 pays de la conférence, sorte de Société des Nations avant la lettre, l'A.I.C. devient l'Etat Indépendant du Congo (E.I.C.) confié à Léopold II sur un territoire élargi (p. 71) grâce à l'action diplomatique du souverain soucieux de frontières naturelles. L'auteur souligne que le pays dont les Congolais héritent en 1960 lui doit donc sa dimension actuelle, avec des frontières en grande partie naturelles (fleuves et lacs), alors que le Congrès de Berlin s'était contenté de lignes approximatives. «De Terra incognita, le Congo entre dans le concert des nations, dans une dynamique de modernisation» (p. 72), avec progressivement une paix civile entre les tribus car la traite des esclaves disparait comme facteur de razzias et parce que Léopold II fait sortir le Congo de la tribalité en forgeant une identité nationale unificatrice (p. 81) par une culture commune (enseignement, langue française permettant aux tribus de communiquer entre elles et avec le monde, et christianisme car l'Islam est la religion des esclavagistes). Mobutu, écrit l'auteur, aura le même souci de renforcer l'identité nationale (zaïrianisation).
En 1889, Léopold II, souverain du Congo, réunit à Bruxelles une conférence antiesclavagiste. Les esclaves partaient alors de l'Afrique centrale vers le Moyen-Orient arabe et iranien via Zanzibar avec des razzias dans tout l'Est du Congo. Niangwe, près de Kasongo sur le Lualaba, était la capitale des marchands d'esclave, dirigée par un sultan métis, arabo-swahili. Elle va tomber en 1893, vaincue par le capitaine Francis Dhanis (p. 66).
Léopold II n'est autorisé par le parlement belge à régner sur un second pays qu'à condition que le budget du Congo soit indépendant de celui de la Belgique, qui ne dépensera pas un centime pour le Congo (p. 57). Cet égoïsme de la Belgique se retournera contre elle puisque plus tard, les revenus du Congo n'iront pas à la puissance coloniale mais au budget de la colonie. Cette véritable exception en Afrique contribuera au développement économique du Congo, mais au début, Léopold II doit financer lui-même la mise en place d'un État qui n'existe pas, et trouver l'argent nécessaire: administration, voies de communication, poste, écoles, hôpitaux,... Tout est à faire. Quand il le peut, il s'appuie sur ce qui existe, comme les tribunaux coutumiers, confirmés dans leur fonction. Il «sacrifie sa fortune personnelle dans son oeuvre coloniale et est au bord de la faillite» au point de devoir emprunter à titre personnel (pp. 58-59). Peu porté sur l'accumulation des richesses, il offre aussi à la Belgique des espaces verts, le Musée d'Afrique centrale, le Cinquantenaire, et de nombreuses réalisations en province.
Il finance le jardin botanique de Coquilhatville, aujourd'hui Mbandaka, qui teste des plantes importées pour développer l'agriculture et améliorer l'alimentation de la population.
À la fin de l'ère coloniale, les Belges laissent aux Congolais le niveau de vie le plus élevé d'Afrique (p. 124). Tous les enfants en âge d'étude sont scolarisés, tous les Congolais bénéficient de la gratuité des soins médicaux, et il existe un vaste réseau d'écoles professionnelles et techniques (pp. 125-126). Tout cela s'est effondré ensuite, et pour retrouver le niveau de vie de 1959, il faudra attendre 2075 selon le FMI pour qui le Congo est devenu le pays le plus pauvre du monde en 2015, avec un revenu par tête qui n'est par exemple que 61% de celui du Burundi (p. 127), pays confié à la tutelle de la Belgique par la Société des Nations. La Belgique s'est en effet vue confier la Congo, le Rwanda et le Burundi par la société internationale, et pas par des guerres de conquêtes militaires. Près de 90% des Congolais vivent avec 1 dollar par jour. La croissance est élevée (9,4% par an), mais n'est pas partagée. L'industrie est surtout extractive, servant l'industrie transformatrice des pays développés car rien n'est fait par les autorités congolaises pour promouvoir la transformation sur place. Les redevances des compagnies ne vont pas au peuple, mais «sont accaparées par les dirigeants du
Tiers-Monde pour se construire, entre autres, des résidences somptuaires tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays» (p. 130). Les risques de nationalisation, la corruption et l'insécurité dissuadent tout investissement. Alors que les sources d'énergie ne manquent pas, les gouvernements congolais (NB: actuellement 65 ministres) devraient promouvoir la valorisation des matières premières sur place, et pour cela, former la main d'oeuvre nécessaire (pp. 132-133).
Kinshasa, autrefois ville propre et moderne, est devenue la capitale la plus sale du monde (p. 148). Depuis des années, malgré l'abondance d'eau, la distribution d'eau potable y est intermittente à cause de «l'insuffisance de la gouvernance» (pp. 93-96), mais aussi d'une démographie non maitrisée (dont d'auteur parle peu). C'est aujourd'hui la première ville francophone du monde.
L'auteur s'interroge sur le basculement du Congo dans le sous-développement après l'indépendance, malgré un potentiel sans égal en Afrique: ressources minières (or, diamant, uranium, cobalt, argent, charbon, cuivre, étain, zinc, pétrole,...), sylvicoles, agricoles (fruits, oléagineux, caoutchouc, légumes, épices, café, céréales, coton, sucre de canne, plantes à parfum, viande, poisson), abondance d'eau douce, barrages hydroélectriques, aéroports, réseaux ferroviaire et fluvial, et potentiel touristique (volcans, lacs, chutes, réserves naturelles, montagnes,...). Plus de 80 millions de terres arables inexploitées permettraient d'exporter (donc d'obtenir des devises pour importer), et de nourrir des milliards d'individus sur la planète.
Si l'administration coloniale (1885-1960) a permis un fabuleux développement économique et social, au profit tant des Belges que des Congolais, aujourd'hui, dit l'auteur, «les Congolais parlent du Congo comme de l'enfer sur terre» (p. 134). Comment ce pays est-il devenu «le dernier des pays pauvres du monde» alors qu'il était en 1960 le plus prospère de toutes les colonies, sur les plans économique, social et culturel (p. 137)? L'auteur approfondit plusieurs causes: la corruption généralisée (l'un des pays les plus corrompus du monde selon l'ONG Transparency International – pp. 143-144), la sous-formation des détenteurs du pouvoir (aucun n'a dépassé l'école secondaire sauf Kasavubu, le premier président de 1960, diplômé de l'Université Lovanium créée au Congo par l'Université de Louvain). Au pouvoir, pas d'agronomes, d'économistes ou d'ingénieurs, malgré l'abondance de diplômés. Autres facteurs: l'absence de valorisation du mérite, l'absence de formation de la main d'oeuvre, un État qui n'est que fantôme (NB Son budget, principalement consacré à une armée inefficace est l'équivalent de celui de la région wallonne), le gout du pouvoir pour le pouvoir, les massacres, l'insécurité (dans certaines régions, il est impossible d'organiser des élections), le trucage des élections,... «Les dirigeants vivent du bradage des bijoux de la famille congolaise» en signant des contrats léonins. Cette corruption endémique freine l'industrialisation et explique que les caisses de l'Etat sont vides. Les investisseurs se détournent malgré les bas salaires et les aides au développement de l'Union Européenne. le chômage est massif. Faute d'investisseurs sérieux, le pays est livré aux pilleurs (p. 145) et aux vendeurs de produits contrefaits qui tuent des Congolais par centaines de milliers (p. 146): faux médicaments, pièces de rechange inadéquates, cosmétiques cancérigènes, etc.
L'auteur fustige le désintérêt pour la formation, le goût de l'ostentatoire et du paraître, la répression de toute contestation et les massacres. Il est facile de prendre le pouvoir, mais pour l'exercer, il manque un savoir-faire, l'art d'établir des diagnostics, la capacité de mise en oeuvre de plans, etc. le pouvoir se méfie des intellectuels, or «Le Congo a des hommes et des femmes de très grande qualité et en très grand nombre, mais presque tous quittent le Congo», notamment les médecins. «C'est le bordel dans tous les services publics» (p. 142). Et pour les diplomates, «être nommé à Kinshasa est vécu comme une sanction».
Alors comment comprendre le procès fait à Léopold II par des sources anglaises moins soucieuses de dénoncer les massacres des Anglo-Saxons en Afrique, pour ne pas parler du génocide des Indiens dans les colonies anglaises d'Amérique? Combien de films «justifiant» le massacre des «peaux-rouges» par les bons cow-boys des colonies anglaises? L'auteur dissèque ces campagnes de désinformation anglaises, liées à la convoitise de Londres sur le Congo. Les tentatives d'affaiblir la position de la Belgique se succèdent dès 1903 (accusations démenties par une enquête internationale, p. 16), puis en 1908 et en 1911, nourries par le «secret espoir de Londres de remettre en cause l'Etat Indépendant du Congo afin de récupérer le Katanga» et de relier l'Ouganda à la Rhodésie pour former une colonie d'un seul tenant en Afrique. Ces tentatives furent déjouées par les puissances signataires de la Conférence de Berlin, mais Chamberlin, premier ministre britannique, ira encore en 1937 jusqu'à proposer une alliance à Hitler: le partage du Congo contre la promesse de l'Angleterre de ne pas entrer en guerre contre le Führer (pp. 15 et 165). Sans le refus d'Hitler, la manoeuvre anglaise aurait pu réussir.
L'auteur démonte le procès fait par certains auteurs britanniques à Léopold II sur base d'inexactitudes historiques (pp. 13-14). le code pénal congolais promulgué par Léopold II (consultable sur Internet), interdit le travail forcé, ce qui ne signifie pas que cette interdiction n'ait pas été transgressée et qu'il n'y eut pas d'autres atrocités au Congo comme ailleurs. Pour l'auteur, Léopold II en était «responsable» en tant que souverain, mais pas «coupable» de crimes commis à des milliers de kilomètres. Il lui rend cette justice (comme d'autres historiens) que chaque fois qu'il en a été informé, il a tout fait pour les faire cesser (pp. 17-18), mais l'État était faible et loin de la Belgique, le territoire immense, et les moyens de communication rudimentaires. La faute des agents locaux «ne doit pas empêcher de mettre en valeur (ses) qualités exceptionnelles de leader et les grandes réalisations qu'il a menées à bien... dont les Congolais profitent largement aujourd'hui ou pourraient encore davantage tirer profit avec une bonne gouvernance» (p. 18). «Le peuple belge n'a rien à voir avec ce qui s'est passé à la fin du 19ème siècle au Congo» (p. 20).
L'auteur aborde aussi «la violence actuelle au Congo (qui) n'est pas une guerre civile. C'est une violence dont l'origine est double : l'effondrement de l'État et la volonté perfide de conserver le pouvoir».
On complètera utilement la lecture de ce livre par celui de
Stephen Smith,
La Ruée vers l'Europe. La jeune Afrique en route pour le vieux continent, qui met l'accent sur l'explosion démographique incontrôlée comme conséquence de la mise en place d'un réseau performant sur le plan sanitaire, mais entrave au développement et à l'élévation du niveau de vie.