Jean-Noël Pancrazi
EAN : 9782070748532
104 pages
Gallimard
(14/01/1998)
3.5/5
9 notes
Long séjour
Résumé :
Il ne me reconnaissait pas quand j'entrais dans la chambre de la Maison Eugénie. Il était étendu sur le lit, dans la veste de son vieux costume gris, aux fines rayures blanches, qu'il gardait en permanence sur son pyjama.
De la poche gauche dépassait une bourse pleine de rasoirs Bic jetables ; la manche droite était ceinturée par un brassard où on avait cousu, en grandes lettres bleues, le nom de la clinique, pour qu'on l'y ramenât si jamais il ré...
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Beau livre, pudique qui évoque la fin de vie, la perte d'autonomie, la perte de la mémoire... et ces séjours dans des cliniques ou résidences pour personnes âgées... Comme dans un film, le narrateur revient en arrière sur ce qui avait été, de la vie en Algérie, de la galère de ce père, jusqu'en arriver au temps présent la vieillesse et son échouage. Les phrases sont souvent longues, assez alambiquées et il faut les disséquer pour les savourer pleinement. Une écriture qui n'est pas de tout repos, mais qui se mérite. Un beau roman autobiographique.
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Tirant sur la poche de sa veste pour la défroisser et se préparer à les accueillir, il répétait avec une telle conviction qu'ils allaient venir, que je m'attendais à les voir monter le grand escalier de la Maison Eugénie. Les morts, alors, devenaient plus vivants que les vivants; et il me semblait, à mon tour, que ressuscitaient tous ceux que j'avais aimés, qu'ils emplissaient, peu à peu, le couloir du long séjour et venaient m'entourer avec le calme sombre d'une foule s'apprêtant à embarquer un après-midi d'hiver, certains s'appelant de loin en loin pour ne pas se perdre ou se promettre de se garder une place pour faire ensemble la traversée.
Si je restais enfin quelques jours auprès de lui, je pourrais peut-être l'aider à mieux s'orienter dans le couloir du long séjour, à se nourrir, à retrouver le goût du pain. Je me levais, traversais le désert d'Ajaccio, à cinq heures du matin, allais m'asseoir dans le square, devant la Maison Eugénie encore fermée. Je regardais s'éteindre, l'un après l'autre, les lampadaires du front de mer puis l'arc des lumières du casino du Diamant; un cargo venant de Sardaigne apparaissait dans le silence gris et rose des flots; et, là-bas, de l'autre côté de la baie, dans le vert épais des montagnes, se mettaient à scintiller les fins de glaciers, les clochers, les pierres des belvédères, les croix et les torrents de cette île que je commençais peut-être à aimer vraiment, à côté de laquelle j'étais trop longtemps passé, (...)
Peut-être n'étais-je pour lui, quand j'allais à la Maison Eugénie et m'approchais de son lit, que le sosie involontaire de ce fils dont il m'avait dit, un jour, en me regardant, qu'il devait lui rendre bientôt visite, ou simplement l'ombre d'un infirmier, du masseur qui, pendant quelques minutes, chaque matin, venait, sans qu'il s'en aperçût, lui prendre sa main qui, raidie sur le côté, tremblait tellement parfois qu'on aurait dit, lorsqu'elle heurtait le mur, le choc entre-eux de plusieurs osselets secoués dans un même sac de peau.
Je retrouvais la tendresse que j'avais eue pour l'île, du temps de ma jeunesse, quand je m'abandonnais à l'illusion de revenir vers une terre natale, me donnais un leurre de racines grâce à la longueur des étés immobiles passés entre les murs de la Vaccareccia dans l'odeur des persiennes usées et brûlantes, des cartes tièdes des réussites d'après-midi, à la douceur rituelle des promenades du soir avec Juliette dans la brume des feux mal éteints et à la gaieté cérémonieuse du banquet de septembre autour du sanglier tué par Antoine dans la vallée de la Gravona et dont on conservait comme un talisman le lit de fougères ensanglantées où il s'était écroulé.
« Je vous l'enlève … », me disait, avec un accent un peu ironique, l'infirmière qui, en lui prenant le bras, l'emmenait se baigner. Elle le descendait dans l'une des grandes baignoires vertes. Il était si léger, ses épaules étaient si fluettes et son torse, où se fondaient les côtes incertaines, si mince qu'on aurait dit que sa taille n'était pas encore vraiment formée. Il jouait, en riant doucement, avec les coques vides des étuis à savon qui dérivaient dans les remous et qu'il ramenait vers sa poitrine comme une ceinture de petits bateaux désarmés. J'avais l'impression, en l'attendant avec le pyjama que j'avais acheté au rayon cadet des Galeries ajacciennes et qui lui donnerait une allure de lutin rouge lorsque je l'en habillerais après le bain, qu'il était devenu mon enfant, le seul que j'avais eu dans ma vie et que j'aurais jamais.
« Cela faisait plus de cinquante ans que je n'étais pas revenu en Algérie où j'étais né, d'où nous étions partis sans rien. J'avais si souvent répété que je n'y retournerais jamais. Et puis une occasion s'est présentée : un festival de cinéma méditerranéen auquel j'étais invité comme juré à Annaba, une ville de l'Est algérien, ma région d'origine. J'ai pris en décembre l'avion pour Annaba, j'ai participé au festival, je m'y suis senti bien, j'ai eu l'impression d'une fraternité nouvelle avec eux tous. Mais au moment où, le festival fini, je m'apprêtais à prendre comme convenu la route des Aurès pour revoir la ville et la maison de mon enfance, un événement est survenu, qui a tout arrêté, tout bouleversé C'est le récit de ce retour cassé que je fais ici. »
J.-N. P.
Jean-Noël Pancrazi est l?auteur de nombreux romans et récits, parmi lesquels "Les quartiers d?hiver", "Tout est passé si vite", "Madame Arnoul" et "La montagne".
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