L'idée que les populismes, suprémacismes raciaux, nationaux ou religieux et autres mouvements politiques xénophobes contemporains soient une réaction contre le néolibéralisme mondialisé est presque banale. L'affirmation que l'islamisme et les autres extrémismes religieux en soient fondamentalement consubstantiels est déjà plus ambitieuse. Mais cet essai se pousse beaucoup plus loin : il profile un « âge de la colère » caractérisé par le Brexit et l'élection de
Donald Trump aux États-Unis, de Bolsonaro au Brésil, de Modi en Inde, d'Erdoǧan en Turquie, de Poutine en Russie, par l'extrémisme de droite et les reculs démocratiques en Israël, en Thaïlande, dans les Philippines, en Pologne et en Hongrie, ainsi que par l'incitation à la haine contre les immigrés et diverses catégories de « minorités », par les attentats des multiples tueurs de masse et ceux des terroristes ; tous des phénomènes étant conçus comme des illustrations d'un 'ressentiment' (en français dans le texte anglais d'origine) contre une certaine forme de modernité, caractérisée par l'individualisme et le 'mimétisme appropriatif'. Or cette modernité rationaliste, individualiste, positiviste et téléologique, surtout libérale mais aussi plus tard marxiste-collectiviste, tire son origine des Lumières, elle a chez
Voltaire son premier thuriféraire, chez Rousseau son premier critique. Son rayonnement dans le monde est presque immédiat : de Frédéric de Prusse à
Catherine II de Russie, mais en raison de la violence avec laquelle elle est imposée, par des souverains « réformateurs » et très vite par les guerres coloniales puis par la « communauté internationale », en raison des inégalités qu'elle provoque, et surtout des laissés-pour-compte que produit le développement différentiel, les réactions anti-modernes sont aussi presque instantanées, qui se nomment : le Romantisme, le nationalisme, différentes formes de messianisme politique, le nihilisme décliné en divers anarchismes...
Le mérite de l'essai, on l'aura compris, réside dans l'amplitude de l'analyse de la critique de la modernité. Dans un seul théorème d'une grande puissance herméneutique, cette analyse rassemble des doctrines politiques sur une grande étendue de temps et en créant de surprenants parallèles entre des phénomènes de contestation et des mouvements de révolte plus ou moins violents d'horizons géographiques très divers, télescopés parfois de manière tout à fait inattendue (comme l'admiration que Hitler vouait à Atatürk). Certaines figures sont mises en exergue de façon inhabituelle dans la réflexion politique française : par ex. Gabriele D'Annunzio,
Giuseppe Mazzini – et l'Italie en général, suite à l'Allemagne et à la Russie –
Georges Sorel, l'Indien Damodar Savarkar,
Herbert Spencer,
Theodor Herzl et beaucoup Tocqueville [qui à mon avis n'a jamais été suffisamment étudié en France, contrairement à Heidegger qui l'est trop!].
Par contre, le lecteur francophone est toujours frustré par le manque de structuration : le plan n'est ni chronologique ni géographique ; le terrorisme islamiste, notamment, est traité à de nombreuses reprises dans des contextes assez différents ; les télescopages entre tel événement présent ou passé et telle théorie, penseur ou personnalité politique, s'ils font l'intérêt et le charme érudit de la lecture, provoquent des redites et font parfois douter de la solidité de l'argumentation. Les notions-clés de « ressentiment » et de « mimétisme appropriatif » ne font jamais l'objet d'un paragraphe de définition à part. de plus, aucune note bibliographique n'est insérée dans le texte, même pour identifier l'origine des citations : à la place, un Essai bibliographique de 30 p, en fin d'ouvrage, liste les références chapitre par chapitre sans même les aligner, de façon absolument illisible. L'index est lui aussi difficile à consulter, unissant les noms propres à des entrées généralissimes comme « France » ou « islam » ou « Lumières »...