J'ai trouvé très intéressant ce gros ouvrage (523 pages en petits caractères), réédition d'un livre paru en 1986 aux éditions l'Instant. Il est divisé en 60 chapitres chapeautés par des titres de morceaux de jazz, dont « La Danse des infidèles », chacun d'eux accompagné du lieu et de la date de sa création ou de son enregistrement, me semble-t-il. Francis Paudras dédie son livre au pianiste Bill Evans et place en exergue deux citations de ce grand musicien qui témoignent de l'admiration de celui-ci pour Bud Powell. L'histoire de la relation entre Francis Paudras et Bud Powell est narrée à la première personne, de façon chronologique, mais avec de fréquents retours en arrière. En nous racontant la vie du musicien, Francis Paudras nous fait partager un peu de la sienne à cette époque, et nous plonge dans le milieu du jazz au moment précis où ce style musical prend un tournant particulier dans lequel, estime-t-il, Bud Powell joue un rôle important. Le livre se déroule à Paris de 1953 à 1965 pour l'essentiel, et pendant un séjour de quelques mois à New York.
Au petit matin, le 21 janvier 1945, au club Verve, à New York, Earl Powell, 20 ans, pianiste virtuose et compositeur plein d'audace, déjà très apprécié dans le milieu, prend la défense de Thelonious Monk que des policiers ont décidé d'arrêter ; Francis Paudras n'en précise pas les motifs. Le jeune musicien reçoit un violent coup de matraque sur la tête ; les deux amis sont emmenés au poste. Monk sera relâché très vite, mais « Bud » Powell fait un séjour à l'hôpital puis est transféré… en prison. Relâché à son tour peu après, il souffre de très violents maux de tête et se met à boire inconsidérément. Ses insupportables migraines le conduisent à l'hôpital Bellevue, puis, en 1947, à Creedmore où il restera treize mois. Ce dernier hôpital a tout d'une prison et l'état du jeune homme se dégrade rapidement : mal soigné, privé de sa musique, abruti de Largactyl (un puissant calmant), il n'est plus lui-même. Il devra son salut et sa « libération » à un jeune médecin passionné de jazz et à quelques amis fidèles. Désormais, il lui faut vivre avec les conséquences des électrochocs qu'il a subis à Creedmore et le poids de la mention qui figure sur son dossier : « Sujet présumé irresponsable ». C'est ainsi que Francis Paudras raconte le terrible incident qui a fait basculer la vie de celui qui deviendra son ami.
Pianiste lui-même, passionné de musique en général et de jazz en particulier, Francis Paudras devient pourtant graphiste pour des raisons alimentaires. Il fréquente les clubs de jazz parisiens (le Blue Note, le Caméléon, le Chat qui pêche, le Club Saint-Germain), et en vient à faire la connaissance de Bud Powell, cet extraordinaire pianiste et compositeur qu'il admire inconditionnellement depuis son adolescence. Dès 1959, Paudras se met à fréquenter Bud Powell très régulièrement : ils se retrouvent la plupart du temps chez des amis communs, au Blue Note, club mythique où Bud se produit épisodiquement, ou dans un bar de musiciens, le Storyville. Le musicien vit à l'hôtel Louisiane avec Buttercup, « monumentale et volumineuse créature », qui se présente comme sa femme, ainsi qu'avec un garçon de trois ans dont, dit-elle, Bud est le père. Trouvant son idole en train de mendier dans la rue, Francis Paudras, avec l'accord de sa compagne Nicole, l'invite dans son minuscule appartement. Les Paudras déménageront de cet appartement trop petit pour que Bud puisse avoir une chambre à demeure. À partir de ce moment (1963) et presque jusqu'à la mort du musicien (1966), ils ne se quitteront plus, sauf à la toute fin, quand Bud mourra de tuberculose entre autres maladies.
Il faudra à Francis Paudras des tonnes de patience, de compréhension, de gentillesse et de générosité pour continuer à aider sans condition Bud Powell, en dépit de son attitude souvent erratique et de l'opposition des profiteurs qui gravitent autour de lui, à commencer par Buttercup… On apprend au fil de la lecture que, parfois même avant 1945, Bud Powell se comportait souvent de manière assez étrange et difficilement compréhensible pour son entourage, attitudes attribuées par les observateurs à la drogue ou à l'alcool. Les choses empirent après l'agression par les policiers et son séjour à Creedmore. Bud Powell a parfois des absences, cesse de jouer alors que les autres musiciens continuent, ne se souvient plus de ce qu'il était en train de jouer, fugue au sortir de scène, disparaît quelques jours, mendie pour boire, s'enivre jusqu'à l'inconscience, entend des voix, est renvoyé des clubs où il joue, etc. Quand Francis Paudras l'accueille chez lui, il fait petit à petit de grands progrès et retrouve des engagements dans des clubs. Il continue cependant à agir d'une manière que l'on peut souvent juger infantile. Il sera successivement diagnostiqué comme schizophrène, puis comme épileptique. Son comportement, particulièrement dans ses relations avec les autres, m'a fait penser à l'attitude de certains autistes, mais je n'ai aucune compétence pour en juger...
Parmi les descriptions nombreuses et enthousiastes de la musique et du jeu de Bud Powell, je voulais signaler deux pages (77-78) sur sa technique : la position de ses doigts, son toucher si particulier et étonnant pour un observateur formé à la méthode Cortot, sa puissance de frappe, son doigté impeccable, sa dextérité, sa vitesse d'exécution, etc., autant de détails qui toucheront, je crois, quiconque a joué du piano. Outre celle de Powell, il sera question plusieurs fois des techniques de différents pianistes : Tatum, Monk, Evans, etc. Autant que le récit de la dramatique vie de Bud Powell, la plongée dans le milieu du jazz à Paris, mais aussi à New York, rend ce livre passionnant. Tantôt pour les approuver, tantôt pour en contester la teneur, Francis Paudras cite abondamment des extraits de revues spécialisées comme Jazz Hot, Jazz Magazine, Down Beat, et décrit le milieu des musiciens noirs américains à Paris à cette époque. On comprend qu'ils se trouvent infiniment mieux traités qu'à New York, en tout cas par le public. Des patrons de clubs et certains producteurs n'ont rien à envier à leurs homologues new-yorkais : ils se comportent comme de véritables exploiteurs... Malgré les rivalités (Charlie Parker !) et les inimitiés, le milieu est extrêmement vivant et créatif. C'est le moment charnière où les styles évoluent. Pour Francis Paudras, le compositeur et pianiste Bud Powell se révèle un chef de file et un modèle. Il lui accorde une place prépondérante dans l'évolution du jazz, mais il l'admire et l'aime tant qu'il ne fait, sans aucun doute, pas toujours preuve d'objectivité… Tout n'est pas sombre dans ce récit. Certains comportements de Bud Powell portent à rire, sans moquerie et en toute gentillesse. Il fait d'ailleurs preuve d'un humour très particulier. D'autres anecdotes m'ont fait sourire : Monk piquant une colère parce qu'un de ses enfants a rapporté un disque des Beatles à la maison, par exemple ! Bref, un livre intéressant où l'on apprend plein de choses. À lire en écoutant la musique de Bud Powell et de tous ces merveilleux compositeurs et interprètes.
Merci à l'opération Masse critique de Babelio et aux éditions le Mot et le reste pour ce passionnant ouvrage. Un remerciement particulier à la personne qui a pris le temps d'écrire un petit mot sur le marque-page !
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C'est une véritable immersion dans l'univers du jazz ( à Paris) que nous propose l'auteur Francis Paudras. Une expérience passionnante où l'on croise des musiciens renommés et notamment Bud Powell qui est dans une phase noire de son existence.
Ce sont plus de 500 pages - avec une somme de documents et de témoignages - qui fascinent autant qu'ils mettent en lumière des instants de vie qui permettent de suivre une étonnante épopée.
A recommander à tous les lecteurs, qu'ils soient passionnés ou pas par le jazz.
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Puis dans Newsweek, le 7 septembre, on pouvait lire :
Bud Powell est rentré au pays la semaine dernière. [...] Il n'y a pas un musicien de jazz moderne qui ne doive quelque chose à Bud Powell. Les pianistes plus que les autres et ils le disent. Bud fut le pionnier du jazz moderne, juste après la guerre, quand le bebop a libéré le jazz de la prison des stéréotypes du swing. (p. 395)
Il est non seulement dérisoire, mais néfaste d'avoir regroupé sous un même label des artistes aussi différents que Charlie Parker, Thelonious Monk Dizzy Gillespie ou Bud Powell. Les confondre sous un label aussi restreint et tendancieux que celui de "bebop", c'était accorder bien peu d'attention à l'originalité et à la densité de leur oeuvre. Par l'immensité de leur création, ils auraient mérité comme les grands maître classiques un splendide isolement. (p. 41)
À la maison, la règle d'or était de ne rien lui demander en échange de ce que nous faisions pour lui. Dans notre esprit, nous tentions de lui donner modestement en retour un peu de cette joie et de cet espoir qu'il avait dispensé à son insu dans notre existence, par le passé. Lorsque des gens s'étonnaient de ce que nous faisions, j'avais toutes les peines du monde à leur faire admettre qu'à mon sens, nous lui étions toujours redevables. (p. 183)