« Nous vivons un moment privilégié de l'histoire des sciences », nous dit
Prigogine à la fin de ce livre. Bon.
Sur Babelio, il y a beaucoup de littéraires que la seule vue du mot science fait sans doute fuir à grands clics de souris, car les souvenirs scolaires qu'ils en ont leurs évoquent plutôt des scènes de torture mentale. Pourtant, je voudrais qu'ils lisent ma critique jusqu'au bout (même en jurant que c'est la dernière fois qu'ils liront un texte ayant un quelconque rapport avec la science !), car, d'une part, je pense qu'il faut se libérer des barrières mentales que nous mettons entre lettres et sciences, et puis, parce que la pensée scientifique a profondément changé, même si le grand public, inondé d'informations techniques, l'ignore souvent.
Et pour ma part, c'est ce que je trouve le plus intéressant en sciences : non seulement elles font progresser nos connaissances, mais elles éclairent aussi notre conception du monde. Car la révolution conceptuelle en sciences est en train de révolutionner aussi la philosophie tirée des sciences.
Ilya Prigogine, qui travaille souvent avec la philosophe
Isabelle Stengers, fait partie des scientifiques dont l'évolution des idées en science « pousse » jusqu'à la philosophie, comme le faisait le paléontologue
Stephen Jay Gould.
Ilya Prigogine est un physicien, prix Nobel de chimie, qui s'est consacré à l'étude théorique des phénomènes thermodynamiques, notamment des phénomènes irréversibles. Il a été à l'origine d'une véritable révolution dans cette discipline. Ce qu'il exprime dans ce livre, c'est que cette révolution, qui a eu des conséquences en chimie, en biologie moléculaire, et donc en biologie, est une révolution conceptuelle, qui a aussi des conséquences philosophiques sur la manière dont on conçoit la nature, la vie, et l'être humain.
La théorie du chaos avait remis en cause bon nombre de certitudes. Celle du chaos déterministe (dynamiques obéissant à des lois malgré une apparence de développement semblable au hasard) avait elle-même remis en cause ces nouvelles certitudes. Avec la théorie des systèmes dissipatifs,
Ilya Prigogine montre qu'il n'y a pas un seul domaine scientifique qui échappe à cette révolution conceptuelle. En effet, en thermodynamique, le « second principe » faisait parti des certitudes les plus ancrées. On considérait jusqu'alors que les états « hors équilibre » pouvaient être négligés, par approximation. Pourtant,
Prigogine a montré que les états « hors équilibre », n'obéissent plus à cette loi : l'entropie augmente, mais la perte de qualité de l'ordre, qu'on croyait inévitable, n'est plus réalisée que globalement. Un ordre peut être fondé sur le désordre.
Il n'est pas possible de rentrer dans les détails, mais là encore, on découvre que le monde est plus complexe qu'on ne l'avait imaginé.
Avec ses collaborateurs,
Prigogine a appliqué sa théorie à la discussion de quelques problèmes importants de biologie, en particulier l'énergétique du développement de l'embryon.
Les systèmes dissipatifs fournissent une explication simple à l'accroissement de complexité, qu'il s'agisse de l'inanimé, du biologique ou du social. La notion d'instabilité, de chaos, d'amplification, est ainsi aujourd'hui au centre des préoccupations d'un nombre croissant de chercheurs dans des domaines allant des mathématiques... à l'économie. (Par exemple, lors de la crise boursière du 6 mai 2010, les désordres financiers qui se sont produits ce jour-là illustrent bien, en termes économiques, des notions comme celles de chaos, de fluctuation ou d'amplification, auxquels la presse a, à cette occasion, ouvert un chemin vers le grand public).
La science actuelle n'est plus fondée sur des objets fixes, mais sur l'organisation spontanée du désordre d'un grand nombre d'éléments interagissant. La nouvelle philosophie scientifique, dépassant les anciennes dichotomies, reconnaît l'interpénétration entre déterminisme et contingence, entre lois et désordre, entre matière et vide, entre inerte et vivant (le cas du prion est à ce titre intéressant), etc...
Cela signifie peut-être, entre autres, qu'il faut changer la conception selon laquelle le désordre produit du désordre et l'ordre produit de l'ordre...