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Blitzkrieg, fast-food, speed run, speed meeting, speed dating, power-nap, speed-reading, drive-through-funeral, multi-tasking…. sont des caractéristiques des sociétés de grande vitesse* ou de l'accélération dans lesquelles nous vivons désormais selon le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa. Selon Rosa, l'accélération est ce qui caractérise en effet la modernité tardive (apparue dans les années 1970) par opposition à la modernité**. En langue française, la thèse de l'accélération de Rosa est disponible dans deux ouvrages, Accélération: Une critique sociale du temps (2005 en langue allemande, 2010 en langue française) et Accélération et aliénation (2010 en langue anglaise, 2012 en langue française) ainsi que des articles ici et là sur le Web ou dans des revues et des journaux physiques. La lecture de Accélération: Une critique sociale du temps est facilitée par celle de Accélération et aliénation. Dans celui-ci, plus bref, plus rapide, Rosa résume sa pensée présentée dans celui-là et la prolonge en s'arrêtant sur le lien entre l'accélération et l'aliénation. L'aliénation n'est pas réellement présente dans Accélération: Une critique sociale du temps, même si l'expérience du stress et du manque de temps de nos sociétés et époques contemporaines y est abordée. Ce détour de production par la lecture de Accélération et aliénation rend plus familière et aisée la lecture de cette critique*** sociale du temps très détaillée, très documentée et très passionnante pour comprendre notre époque et pour quelles raisons nous évoluons sur des « pentes qui s'éboulent ». L'accélération sociale - il s'agit d'un cycle de l'accélération - est un système fermé et autopropulsé dans lequel trois formes d'accélération interagissent : - une accélération technique ou technologique (c'est l'accélération technologique (impliquant des machines) de processus orientés vers un but (p. 94)) dont le moteur externe est d'ordre économique, - une accélération du changement social (c'est l'augmentation du rythme d'obsolescence des expériences et des attentes orientant l'action et un raccourcissement des périodes susceptibles d'être définies comme appartenant au présent, pour les diverses sphères des fonctions, des valeurs et des actions (p. 101)) dont le moteur externe est d'ordre socio-culturel, - une accélération du rythme de vie (c'est l'augmentation du nombre d'épisodes d'action ou d'expérience par unité de temps (p. 102)) dont le moteur externe est d'ordre culturel. Comme l'écrit Rosa, ces trois formes d'accélération "en sont venues à s'emboiter en un système de feedback qui s'anime tout seul sans relâche" (Aliénation et accélération, p. 41). Certes, des forces de décélération sociale ou d'inertie, comme les limites naturelles de vitesse (par exemple les durées de gestation), les oasis de décélération (des Amish à certaines îles perdues) ou les décélérations intentionnelles, existent et s'opposent aux forces de mouvement et d'accélération. Mais, dans le long terme, l'équilibre entre les deux types de force se déplace en faveur du mouvement et de l'accélération plutôt que la décélération ou même un équilibre entre les deux types de force****. Ce faisant, notre rythme de vie s'accélère, nos expériences du temps deviennent paradoxales et nous courrons sans cesse après le temps alors même que nous disposons de davantage de technologies de l'accélération qui devraient nous permettre d'économiser nos ressources temporelles. C'est cette course contre le temps et contre cet « en retard » qui crée au final une tension chez l'individu, du stress (de l'aliénation) et le sentiment de manquer de temps. D'une très grande richesse (près de trente pages de bibliographie), Accélération est une oeuvre majeure pour comprendre et analyser les raisons pour lesquelles les changements de conjoint, de lieu de résidence, de travail et d'autres phénomènes sociaux se produisent de plus en plus rapidement, les modifications des formes de la compétition (de positionnelle à performative), la question de la reconnaissance*****, ... et bien d'autres thèmes. Un aspect qui manque dans l'étude de Rosa est une étude plus approfondie de l'impact de l'accélération sur les organisations, le travail et les individus. Mais comme Rosa a proposé une théorie critique de l'accélération, il n'y a qu'à la saisir pour investir d'autres disciplines. La lecture de Accélération m'a permis de réfléchir à mon usage des technologies de l'accélération, aux changements sociaux autour de moi et à mon rythme de vie. C'est une lecture décisive pour mon « être dans le monde » comme l'écrit Rosa. * High-speed society. Social Acceleration, Power, and Modernity est le titre d'un des livres dont Rosa est le co-éditeur. ** Les passages dans lesquels Rosa fait la démonstration que les accélérateurs dans la modernité se sont transformés en des "freins" dans la modernité tardive sont passionnants et notamment le chapitre sur Pouvoir, guerre et vitesse - l'État et l'armée comme facteurs institutionnels centraux de l'accélération. *** Rosa fait partie de l'École de Francfort ou Théorie critique - il s'agit non seulement d'une critique des effets du capitalisme mais également une attitude intellectuelle refusant les cloisonnements entre les disciplines. **** Rosa propose des scénarios relatif à la fin de l'histoire de l'accélération en conclusion. Cette partie-là n'est pas la plus aboutie de sa réflexion ou du moins elle peut apparaitre décevante. ***** Ce thème est un thème cher à Axel Honneth, actuel "chef" de file de l'Ecole de Francfort. + Lire la suite |