2015. Crise des migrants en Europe.
Ça fait les gros titres des journaux.
A la télévision, on nous inonde d'images, on nous parle de la jungle de Calais et de Lampedusa. On nous parle des afghans, des syriens, des comoriens qui arrivent en masse. Nos chefs d'état se rencontrent, ratifient des traités et font semblant de se congratuler pour les décisions qu'ils prennent en espérant discrètement que ces fameux migrants préféreront se rendre chez le voisin plutôt que chez eux.
Il y a des élans solidaires que la politique et la justice répriment.
Il y a des idées nauséabondes d'un autre âge qui veulent profiter de la crise.
Il y a des gens qui secourent, qui viennent en aide et qui font des miracles avec les moyens dont ils disposent, des héros dont on ne connaîtra jamais les noms.
Il y a nous devant nos télévisions ou la tête dans nos journaux, à nous dire que c'est bien triste tout ça, que le monde est bien triste.
Mais au fond, est-ce que ça nous empêche de dormir? Une fois qu'à un dîner entre amis on a clamé haut et fort notre indignation et notre solidarité, on s'est resservi un verre ou une part de dessert et on est passé au dernier film vu au cinéma, à nos problèmes de boulot et aux potins du moment.
Et les migrants ne resteront que des anonymes aux visages à peine entraperçus dans un reportage lapidaire, indissociables les uns des autres. Individus, fondus et oubliés dans la foule, qu'on croisera peut-être un jour dans le bus ou le métro mais dont on ne saura rien. C'est plus confortable de ne rien savoir, ça fait moins mal, ça pousse moins à la remise en question aussi.
Heureusement, il existe des hommes comme
Giovanni Privitera. Ce dernier est professeur à Sciences Po Aix-en-Provence et bénévole au centre d'accueil pour demandeurs d'asile de Saint-Charles à Marseille où il a rencontré
Safi Mohammad, jeune afghan qui a dû quitter son pays et les siens, pour échapper aux talibans. Les deux hommes se sont liés d'amitié, assez en tout cas pour que Safi confie ses rêves au professeur: des rêves tout simples comme celui de s'intégrer, de tomber amoureux et de fonder une famille... Et celui aussi de voir un jour son histoire racontée dans un livre, pour faire comprendre que derrière les chiffres et l'anonymat des reportages se cachent des êtres humains avec un passé, un coeur, des souffrances, de l'espoir. Pour montrer aussi aux autres migrants qu'ils ne sont pas seuls avec leur histoire.
C'est ainsi qu'est né "
Exil Ordinaire d'un jeune afghan", d'une rencontre, de l'amitié et du travail de ces deux hommes.
Le récit raconté à la première personne s'attache aux pas et aux sensations, au vécu de
Safi Mohammad et suit un cours chronologique. C'est sa voix qui chemine jusqu'à nous, son histoire, ses pensées qu'il a confié à
Giovanni Privitera. Ce dernier a parfois intercalé entre les différentes étapes du "voyage" de
Safi Mohammad des paragraphes revenant sur leur ouvrage à quatre mains, leur façon de travailler qui apportent un éclairage inédit au récit, une manière supplémentaire de l'appréhender autant que de l'enrichir.
L'histoire de Safi ressemble sans doute à beaucoup d'autres, mais c'est la sienne et rien que pour cela, elle mérite d'être racontée, connue. C'est un exil "ordinaire", sans torture ni bateau laissé à la dérive sur la Méditerranée et pourtant il est tout aussi violent et tragique... Des premières pages qui évoquent les menaces des talibans et le choix de partir quand on sait que c'est probablement pour toujours, aux différentes étapes qui jalonnent ce voyage sans retour, on suit Safi et ses compagnons qui cherchent à partir pour un avenir meilleur, on prend conscience de l'épuisement qui a dû être le leur, de leur courage immense. On mesure les dangers et le coût de l'exil, l'ambivalence des passeurs et la crainte des forces de police. On effleure les angoisses, les insomnies, la méfiance, les amitiés d'un jour... On a le coeur qui se serre devant ce refus conscient de penser à sa famille pour ne pas avoir trop mal et cet espoir d'arriver à bon port. On frémit quand on se rend compte qu'après le voyage, il reste encore la bataille administrative et le regard de ceux qui trient les bons des mauvais migrants. C'est bien connu qu'il y en a de bons et de mauvais, hein...
A la dernière page, on se sent tout petits face à un tel voyage et une telle force.
On a les yeux ouverts aussi. Sur le monde et sur les hommes surtout. C'est exactement ce qu'il nous fallait pour ne plus baisser les yeux en passant devant les foyers de demandeurs d'asile et pour ne plus oublier une fois la télévision éteinte et le journal refermé.
Merci mille fois à Babelio, aux ateliers
Henry Dougier et à la masse critique " non fiction" pour le livre et pour ça. Merci à
Giovanni Privitera et à
Safi Mohammad d'exister et d'être ce qu'ils sont.