Death & The Darling Daughters / La Mort & Les Chères Petites
Il y a très souvent beaucoup de cruauté chez
Jonathan Stagge. Oh ! certes, elle n'a pas la brutalité qui s'étale sans complexe dans le polar classique et pourtant, dans son genre, elle est terrible. Les deux auteurs policiers qui se dissimulent sous ce pseudonyme n'ont pas seulement cherché à "faire" du policier et à en vendre : ils ont aussi pris comme cible la société américaine de leur époque, tout spécialement la bourgeoisie aisée ou encore, comme dans "
Pas de Pitié Pour la Divine Daphné", dont nous parlerons bientôt ou la série des "Puzzle", le monde de Broadway, du cirque, du théâtre ...
Entre tous peut-être, "La Mort & les Chères Petites" demeure leur chef d'oeuvre publié sous le pseudonyme de Stagge même si "Pas de Pitié ..." arrive presque ex aequo. On retrouve le décor habituel du petit village américain où tout le monde connaît tout le monde et qui peut se targuer d'avoir vu naître une ou deux célébrités. Dans ce roman, il s'agit de Benjamin Hilton, obscur président ou vice-président américain du XIXème, qui a essaimé avec conscience et dont les descendants viennent de débarquer en grande pompe à Hilton House. En avant-garde, la fine et toujours belle Mrs Lanchester, née Hilton, l'une de ces femmes et filles de politiciens qui font les beaux jours de Washington ou de Boston. Accompagnée de ses deux filles, Rosalind et Perdita (voyez déjà les prénoms shakespeariens) qu'elle habille comme elle ferait de simples servantes et qu'elle condamne à jouer et rejouer sans cesse tel ou tel adagio sur leurs instruments de prédilection - qu'on leur a imposés, bien sûr, dès l'enfance. le tout en prévision de l'un de ces concerts familiaux qui réunira bientôt l'intégralité du clan autour de la glorieuse et indiscutée figure du Dr George Hilton, médecin, chercheur et par-dessus tout homme d'affaires avisé ; de son beau-frère, un Anglais, le Dr Kenton-Oakes, dont on ne saura jamais pourquoi il a épousé la soeur de Mrs Lanchester; Belle la Bien-Mal Nommée mais qui a au moins le mérite d'appeler un chat un chat ; Belle elle-même, qui s'enfourne des oignons crus à la cuisine avec autant d'élégance qu'apporterait sa soeur à grignoter des toasts au caviar ; Helena, la fille unique et gâtée du Dr Hilton, le tout avec le concours maussade mais résigné de leurs commensaux : le Dr Lotte Stahl, Autrichienne d'origine juive, chassée de son pays par l'arrivée d'Hitler au pouvoir, très brillante et aussi très excentrique scientifique, et le Dr Vic Roberts, beau gosse qui en a pas mal dans la cervelle malgré tout et dont George Hilton, qui le jalouse terriblement, cherche sournoisement à s'attribuer les découvertes.
Ajoutons à cela Nounou, Nounou-la-Terrible, vieille nourrice d'origine écossaise, qui clame partout que "quelqu'un" en veut à son "petit George." (Pour elle, le Dr Hilton n'a pas encore passé l'âge des culottes courtes et il faut veiller sur lui comme on veillerait sur la plus belle pierre des Trésors de Golconde.) Et aussi que Lotte Stahl, au franc-parler comiquement germanisé, est une fanatique du violon La chose a son importance car, ayant entendu jouer Dawn, la fille du Dr
Westlake, elle a décrété que tout était à reprendre dans son éducation musicale et a consenti, pour la somme de trois dollars par heure, à lui donner des leçons. Tant devant la volonté impérieuse de l'Autrichienne - qui ressemble à l'un des rats de son laboratoire, s'enthousiasme Dawn - que devant celle, tout aussi implacable, de sa rejetonne, le malheureux
Westlake n'a eu qu'à s'incliner.
Et c'est donc ainsi que le héros habituel de
Jonathan Stagge, appuyé aux moments opportuns par le Lieutenant Cobb, le flic local, se retrouve mêlé à l'illustre assemblée hiltonienne. Nounou en effet a eu un malaise et Mrs Lanchester, ayant entendu parler de lui par Dawn, lui demande de venir consulter. de fil en aiguille,
Westlake apprend, de la bouche même d'une Nounou hyper-excitable et hyper-excitée, que son "cher petit George" est en danger et que tout le monde (ou presque) veut le tuer.
Divagations d'une vieille femme légèrement paranoïaque ou qui veut se donner une importance que l'âge et ses infirmités lui ont fait perdre ?
Toujours est-il que, au retour d'un pique-nique organisé par Mrs Lanchester (ah ! les immortels pique-niques de la famille Hilton, auxquels prirent part, en leur temps, "ce cher Rudyard (
Kipling)" à moins que ce ne fût le "cher Oscar (Wilde)" , on retrouve Nounou bel et bien morte, probablement empoisonnée par le cyanure que contenait la poudre à récurer l'argenterie dont elle faisait grand usage.
Mais
Westlake n'est pas seulement médecin. Il est aussi coroner et, au grand scandale des Hilton-Lanchester-Kenton-Oakes, demande l'intervention de la police ...
Et ce n'est que le début ... comme le chantait l'autre. La prédiction de la vieille Ecossaise, qui aimait tant espionner "les chères petites", les dénoncer à leur implacable mère, fureter partout (sans oublier son addiction déclarée pour le thé un peu trop noir) se réalise enfin : George Hilton s'écroule, victime du cyanure lui aussi - Nounou aurait, selon Perdita, fourbi la flûte dont il jouait dans l'orchestre familial avec son fameux produit ... Là-dessus, Helena, ruisselante de larmes comme une fontaine à champagne et en pleine crise d'hystérie, s'empresse d'accuser sa belle-mère, la pauvre et niaise Janie, d'avoir assassiné son époux qui, d'ailleurs, voulait divorcer. Et ...
Mais là, je m'arrête car je vous en dirais trop. Ce roman finement ciselé, magnifiquement composé, avec une cruauté que je n'hésiterai pas à qualifier de magistrale, est à lire et à relire tant il possède, au-delà les prénoms de ses héroïnes, quelque chose d'infiniment shakespearien : les décors s'effondrent, les masques s'arrachent ou se délitent, la Vérité apparaît, hideuse. C'est bien simple : ce "cher, cher Sigmund" aurait a-do-ré ... ;o)