En règle générale, je n'apprécie pas spécialement les recueils d'articles qui ont commenté l'actualité au moment de leur parution car, même lorsqu'ils ne sont pas invalidés par la suite des événements et qu'ils gardent de la pertinence pour représenter la période à laquelle ils se réfèrent, il est rare qu'une pensée construite et structurée s'en dégage. Dans cet ouvrage, c'est pourtant l'inverse ; cela contribue grandement à mon enthousiasme.
Les « trente inglorieuses » ce sont les trois dernières décennies au cours desquelles le capitalisme « absolutisé » et sans rival était censé créer un consensus autour du réalisme politique dans un monde apaisé. Or ce consensus n'est pas nié par le philosophe, mais sont révélés ses aspects violents, sa construction systématique d'un « monde » fondé sur les inégalités, l'exclusion et la haine, caractérisé par l'autoritarisme d'un État imbriqué à la finance créateur d'une idéologie qui pratique une confusion sémantique délibérée autour des notions de démocratie, de peuple-populisme, d'individualisme et enfin, en France, des « valeurs républicaines ». Les balises des événements traités ne semblent constituer, par la construction dans laquelle ils trouvent leur place dans l'ouvrage, que les exemples d'une théorisation plus vaste, extrêmement cohérente, et singulièrement déroutante par rapport aux lieux communs dans lesquels l'opinion baigne. Ainsi, dans la première partie, il est nié que le racisme soit le nouveau credo des classes populaires défavorisées par la mondialisation. Il est démontré qu'il est au contraire un élément idéologique des classes dominantes, absorbé en grande partie par les intellectuels de gauche eux aussi, opérant dans le même dénigrement une action de déconstruction-reconstruction d'un peuple constitué des dénommés « populistes » et de leurs victimes. La deuxième partie, à travers la politique étrangère états-unienne, infirme la supposée « naïveté » que les Européens ont tendance à lui prêter, afin de mettre en exergue l'usage politique de la construction de la menace et de la prégnance des politiques guerrières et sécuritaires. La troisième partie, en prenant son essor de plusieurs réflexions sur Mai 68 et la relecture actuelle, a son point fort dans la démonstration fort surprenante de la divergence qui existe entre démocratie et représentation. Contre un système politique foncièrement inégalitaire, la démocratie consiste dans la lutte toujours nécessaire et actuelle pour découper, éventuellement par intermittence, des espaces et des temps de création de l'action égalitaire : en somme, il s'agit de la nécessité d'inventer d'autres formes égalitaires d'être-au-monde, d'autres « mondes ». Dans ce cadre, une place importante est réservée aux mouvements d'occupation – une analyse étymologique passionnante de ce mot au double sens est également proposée – dont la
Nuit Debout, ainsi que d'autres épisodes contestataires comme celui des Gilets jaunes. Dans ce contexte, je trouve regrettable que
Rancière n'ait fait qu'évoquer très marginalement les ZAD. Enfin, l'ouvrage se clôt sur un article très lucide issu de la période du premier confinement Covid, où les théories complotistes sur les dérives du « biopouvoir » sont démenties et l'optimisme sur les métamorphoses à venir dans le « monde d'après » considéré avec incrédulité.
Table [avec rappel du contexte, et appel des cit.]
Avant-propos [cit. 1]
I. le racisme d'en haut :
- L'immigré et la loi du consensus [lois Méhaignerie-Pasqua, 1993]
- Les raisins sont trop verts [mouvements sociaux suite au projet de loi Juppé sur la Sécurité sociale, 1995]
- Sept règles pour aider à la diffusion des idées racistes en France [automne 1996]
- La loi et son fantôme [projet de loi Debré sur l'entrée et le séjour des étrangers, avril 1997]
- L'État et la canicule [été 2003, suivie par l'approbation en catimini, le 21 août, du projet de loi sur le régime des retraites de base]
- À propos du voile islamique : un universel peut en cacher un autre [automne 2003-printemps 2004, loi sur l'interdiction du port des signes religieux à l'école]
- Modeste proposition pour le bien des victimes [interdiction du voile « dissimulant son visage », octobre 2010]
- Racisme, une passion d'en haut [mort d'un jeune Rom abattu par un policier, représailles de sa communauté, expulsions massives de camps de Roms, été 2010. Cit. 2]
- L'introuvable populisme [janvier 2011. Cit. 3]
- À propos de la liberté d'expression [sur l'assassinat de
Samuel Paty, novembre 2020]
- La haine de l'égalité [entretien avec
Selim Derkaoui sur la théorie de l'égalité des intelligences, avril 2021]
II. La non-démocratie en Amérique :
- La surlégitimation [sur la Première guerre du Golfe, 1990-1991]
- le 11 Septembre et après : une rupture de l'ordre symbolique ? [intervention datant de février 2002]
- de la guerre comme forme suprême du consensus ploutocratique [sur la Seconde guerre du Golfe, octobre 2003. Cit. 4]
- Les fous et les sages : réflexions sur la fin de la présidence Trump [janvier 2021. Cit. 5]
III. Les présents incertains :
- Interpréter l'événement 68 : politique, philosophie, sociologie [janvier 2018]
- Élection et raison démocratique [durant la campagne présidentielle qui aboutirait à l'élection de
Sarkozy, 2007]
- Mai 68 revu et corrigé [sur le propos de
Sarkozy concernant « la nécessité d'en finir avec l'héritage de 68 », mai 2008]
- Occupation : le sens d'un mot et celui d'une pratique [allocution tenue à Brown University, avril 2015]
-
Nuit Debout : désir de communauté ou invention égalitaire ? [entretien avec
Joseph Confavreux, avril 2016. Cit. 6]
- Les vertus de l'inexplicable : à propos des Gilets jaunes [janvier 2019]
- Au-delà de
la haine de la démocratie [sur les mouvements d'occupation des places et création d'espaces sociaux dans les années 2010, allocution tenue à Turin, mars 2019. Cit. 7]
- Défaire les confusions servant l'ordre dominant [entretien avec
Joseph Confavreux, décembre 2019. Cit. 8]
- Intervention devant l'assemblée des cheminots [janvier 2020]
- Une bonne occasion ? Réflexions au temps du confinement [avril 2020]