Dans ce 7ème album (en fait le 8ème, il existe un album numéroté 0), Canardo, fidèle à lui-même, endosse cette fois le costume du détective privé travaillant incognito. Fidèle à lui-même car nous retrouvons sa dégaine habituelle d'Inspecteur Columbo avec imper défraîchi et cravate noire de rigueur, et son esprit est toujours aussi vif une fois dessoûlé… et incognito, car Canardo est en vacances et souhaite bien profiter de son temps de loisir pour faire un break et tenter de noyer dans sa Kluutch préférée, la bleue (*), la noirceur de ses enquêtes : « – Et vous… Qu'en pensez-vous ? – Oh moi… j'suis en vacances » (élude Canardo page 9), puis : « Madame… je suis en vacances ! … et que ce soit clair pour tout le monde : il ne faut pas compter sur moi pour découvrir le meurtrier de Monsieur Durand… » (page 17). Mais, on ne se refait pas, le Poirot qui sommeille en Canardo ne va certainement pas cracher dans la soupe quand plusieurs meurtres mystérieux vont s'offrir à lui.
Il s'agit d'un huis-clos typique : un milieu fermé (une île), plusieurs meurtres atroces reliés entre eux on ne sait comment, un groupe restreint de suspects (les vacanciers), un premier constat inéluctable, aïe, l'assassin est forcément parmi nous, mais ouf, un second constat plus rassurant, on a aussi un détective parmi nous, qui va tout nous expliquer à la fin, après avoir réuni tous les protagonistes. On a déjà vu ça cent fois dans les romans et les films, mais c'est avec un grand plaisir que nous suivons
Sokal dérouler ce scénario très classique.
Il s'agit également d'un « film catastrophe », car en effet, dès le début de l'enquête, une sombre menace plane sur les occupants de l'île : le niveau des océans monte ! Menace qui se déduit directement du réchauffement climatique, une prise de conscience avant-gardiste dans un album sorti en 1992, alors que les effets délétères de cette menace ont été rappelés par le 6ème rapport du GIEC, publié en mars 2023.
Les personnages cachent, comme souvent chez
Sokal, des fêlures ou des secrets, plus ou moins glauques, que l'on découvre au fur et à mesure et qui leur donnent incontestablement une certaine épaisseur (laissons de côté Canardo et ses vieux démons que nous ne connaissons que trop).
Tout d'abord, Mariette, la jeune fille handicapée mentale qui observe tout le monde de loin avec sa longue-vue (page 3), quel événement traumatisant, responsable de son état, a-t-elle vécu ou vu dans son enfance ? Ensuite, Yann, le propriétaire du bateau organisateur de pêche en mer pour touristes, qui ne cesse de répéter : « C'est tellement bizarre » (page 5 et suivantes), qu'a-t-il vu ou entendu ? Pourquoi l'ingénieur Eugène Plichemard, toujours inquiet de la montée du niveau des eaux : « L'eau monte toujours… de plus en plus vite… c'est très alarmant… » (page 7), poursuit-il inlassablement ses relevés et semble changer d'avis ensuite : « Monsieur Plichemard m'avait certifié que le niveau de l'eau se stabilisait, que tout pouvait recommencer… » (page 40), était-ce parce qu'il en pince secrètement pour la belle Carole (pages 7 et 29). Pourquoi Carole est-elle si attachée à Yann, malgré le physique peu avantageux et le marcel crasseux imprégné de sueur de ce dernier ? : « Je ne vois pas ce que cela a d'étrange : Yann et moi, on s'aime et on va se marier ! » (page 30). Que dire d'Emma, la détective en herbe très critique sur l'inactivité de Canardo : « Je vous trouve bien léger, Monsieur Canardo… » (page 18) et qui décide de prendre en main l'enquête : « …Et je me fait fort de le démasquer avant la fin de la semaine !!! » (page 18), mais qui avouera plus tard avoir un petit faible pour notre enquêteur palmipède (pages 39 et 46). Quant à Victoria, l'amie d'Emma, elle peut se montrer très violente dans ses propos : « Il faut attacher cette petite salope au radiateur et lui claquer le beignet à coups d'annuaire des P.T.T ! » (page 25) mais n'est pas à l'abri d'une crise de nerf devant tant de charge émotionnelle (page 38). Terminons par le romancier, Mr Ballingway, qui débarque sur l'île (page 16), pour terminer un roman qu'il se sent pourtant bien incapable d'écrire : « Hypocrite ! vous savez bien que je n'ai plus rien dans le sifflet ! … Et puis comme on ne demande pas à un pêcheur si ça mord, on ne demande pas à un romancier si ça avance… » (page 41).
Mr Ballingway se démarque des autres personnages : nous l'avons déjà rencontré dans La Cadillac Blanche, en reporter de guerre en quête de scoop, ce qui en fait désormais un personnage récurrent. Ici, il se rapproche de son modèle et alter ego
Ernest Hemingway, en avouant qu'il a un roman à terminer (page 19). Souvenons-nous du Vieil Homme et la Mer, roman d'
Hemingway dans lequel le vieux pêcheur se bat contre un énorme marlin (et non pas d'un espadon comme on le croit souvent). le docteur Durand avait lui aussi bien précisé qu'il était venu pour pêcher le marlin, donc ni les maquereaux, ni la morue, ni l'espadon (pages 5 et 6).
Une petite séquence d'érotisme vient relancer l'action (page 26 et suivantes), sinon, nous ne serions pas dans un Canardo digne de ce nom, et je vous laisse deviner quel(s) personnage(s) cherche(nt) à séduire Canardo par un stratagème et des atouts plus que généreux et convaincants. Méfiance, chez Canardo, la femme est souvent fatale !
Les réparties cinglent avec autant de panache que d'habitude,
Sokal a toujours été pour moi un dialoguiste hors pair, ajoutant où on s'y attend le moins des aphorismes et de la préciosité à ses répliques, renforçant ainsi les effets comiques dans les situations un peu rudes. Quelques exemples : « – J'ai mauvaise conscience quand je vois défiler devant moi les damnés de la terre… – Vous n'êtes qu'un indécrottable tiers-mondiste, mon vieux !!! Si vous avez l'ambition de faire dans l'aventure exotique, il vaudrait mieux vous bétonner une philosophie moins raffinée… » (page 23) ; « Je ne supporte pas plus longtemps les privautés de cet énergumène… » (page 30) ; « …C'est les nerfs qui lâchent face à une épreuve trop pesante pour une personne psychiquement peu préparée aux aléas de l'aventure… Je vais arranger ça ! » (remarque cinglante suivie d'une gifle qui l'est tout autant, page 38).
Le final à la
Agatha Christie se déroule sans surprise, Canardo donne sa version des faits, mais le problème de la montée des eaux, in fine, n'est pas résolu, et à la dernière page, l'ile a disparu, et un travelling arrière montre le bateau où les survivants se sont réfugiés qui semble perdu au milieu de l'immensité de l'Océan. La seule solution que propose Canardo et une sorte de rappel au pessimisme habituel de la série : s'offrir une petite Kluutch (*) et ne plus trop penser au problème. Canardo : comme toujours, un canard sans fausse note !
(*) Kluutch : Bière favorite de Canardo, mais n'essayez pas de la trouver en supermarché, elle n'existe que dans les albums de
Sokal. C'est un peu pour Canardo l'équivalent de la Duff (**) pour Homer Simpson. L'album précise d'emblée, dès la première planche : « …Il y a trois sortes de « Kluutch » : la légère, qui ne vaut rien, la classique, avec son étiquette bleue bien connue, et, enfin, la rouge qui est bien trop forte pour être bue par cette chaleur... ». On retrouvera cette marque de bière fictive dans de nombreux autres albums de Canardo.
(**) Duff : A l'origine une marque de bière fictive de la série Les Simpson, mais devenue réelle depuis 2006 aux États-Unis et en 2009 en Europe, malgré l'opposition de
Matt Groening.