Formidable conte contemporain d'une mythologie aquatique et fantastique née de la traite esclavagiste. Sensibilité, poésie et combativité pleinement au rendez-vous.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/05/25/note-de-lecture-
les-abysses-rivers-solomon/
Yetu est l'historienne officielle de son peuple aquatique, qui vit libre et joyeux au fond des océans, parmi les cétacés et autres créatures bienveillantes. Cette vie libre et joyeuse, la plupart du temps, semble possible uniquement parce que, justement, l'Historienne assume l'intégralité de la mémoire cruelle de son peuple, ancrée dans des origines désormais presque mythiques, mais ayant clairement à voir avec les enfants miraculés des femmes noires enceintes jetées par-dessus bord, victimes impuissantes d'une quête inlassable du profit calculé, par les vaisseaux de la traite négrière arbitrant en permanence les centimes de coût et de bénéfice attendu.
Censée porter ce fardeau en permanence, pour le partager seulement brièvement, de temps en temps, lors de cérémonies rituelles où ces terribles souvenances, pourtant indispensables boussoles dans l'obscurité, parcourent chaque wajinru, avant d'être à nouveau enfermées, rendues à leur innocuité – sauf pour l'historienne -, dans le cerveau désigné pour cela de Yetu.
Mais Yetu n'en peut plus : doutant d'elle-même comme de sa fonction, se jugeant sévèrement atypique et pas à la hauteur de sa tâche, une crise plus aiguë que les précédentes lui fait abandonner sa charge à un moment crucial, et rejoindre la surface où l'attend peut-être, au contact ambigu des « deux-jambes », un destin tout différent.
Publié en 2019 et traduit en français par
Francis Guèvremont en 2020, toujours chez Aux Forges de Vulcain, le deuxième roman de
Rivers Solomon, deux ans après «
L'incivilité des fantômes », transporte son puissant questionnement autour de la possibilité et du devoir de mémoire, de l'Histoire en général et de la traite esclavagiste en particulier, de l'univers clos, oppressant et particulièrement familier aux lectrices et aux lecteurs de science-fiction qu'est le vaisseau spatial générationnel, vers les profondeurs de l'océan et des secrets qu'il peut encore et toujours abriter. Jouant subtilement, dans certains interstices abrités de son récit, avec les motifs menaçants qui peuvent irriguer cet univers-là (on se souviendra certainement de la « trilogie des Rifteurs » de
Peter Watts, peut-être de la nouvelle de
Scott Baker, « Dans les profondeurs de la mer repose le sombre Léviathan », et même éventuellement de l'imposant «
Abysses » de
Frank Schätzing, avec son traitement d'éco-thriller géopolitique),
Rivers Solomon a choisi une forme relativement brève (180 pages), et une tonalité plus proche de celles de la fable, ou même du conte, qui se chanterait peut-être le soir à la veillée, sous les grandes algues à palabres.
S'il y a bien un enjeu vital pour la littérature contemporaine qui refuserait de se résigner à être simple spectatrice désabusée d'une déliquescence – ou pire, son accompagnatrice spectaculaire marchande -, dans la création ou la réactivation de mythes puissants, populaires et politisés, au sens le plus pur et le plus authentique du terme, comme le collectif italien
Wu Ming en ébauchait avec brio la théorie en 2008, avec leur « Nouvel épique italien »,
Rivers Solomon, dès ses deux premiers romans (et ce sera encore plus flagrant peut-être avec son troisième, «
Sorrowland », dont on vous parlera très prochainement sur ce même blog), en propose des formes déjà hautement accomplies, tout en poursuivant son travail le plus personnel en interrogeant ce que nous doit la mémoire, et ce que nous lui devons, malgré tous les piaillements de celles et ceux trouvant si souvent que l'on en fait trop. En matière d'actualisation, de constitution des résonances des luttes (et des défaites) passées dans le travail au présent, non, « on n'en fait jamais trop » – comme le rappelait encore le grand
Valerio Evangelisti quelques mois avant son décès : avec ce travail poétique intense au coeur de la fabrique contemporaine des résistances, et en insistant joliment sur les chemins souvent inattendus, riches de leurs altérités, que celles-ci peuvent emprunter,
Rivers Solomon nous en offre une démonstration éclatante.
«
Les abysses » est aussi, il faut le noter, une passionnante démonstration de la manière dont un travail collectif, formel et informel, peut s'emparer d'un motif imaginaire pour le faire vivre à plusieurs dans la durée, et lui donner progressivement cette décapante puissance mythologique : né en 1992 dans la musique du duo techno Drexciya à Detroit, repris et développé en 2017 par le hip-hop du crew the clipping, voici maintenant le mythe doté d'une musculature renouvelée (ou bien d'un exo-squelette, en plagiant par anticipation «
Sorrowland »), pour affronter les irascibles et les atrabilaires mentionnés en exergue du roman.
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