Cela les différence donc des formulations généralement reconnues comme scientifiques ou rationnelles, qui exigent qu'une bonne définition se conserve quelque que soient les circonstances, qu'une bonne explication soit valable à toute échelle. C'est ce que Anna Tsing nomme l'impératif de scalabilité. [...] Mais, en écologie, elle signifie un ravage. Le premièr exemple qu'Anna Tsing donne d'une telle opération, c'est le modèle de la plantation, avec ces monocultures et ses esclaves eux-mêmes séparés de leur culture et de leurs langues, extraits de leur mondes, sans passé ni avenir. Mais le modèle s'est étendu partout, à l'usine où nul ne doit faire d'histoire et a l'école par exemple où les savoirs sont formatés pour permettre une "évaluation objective". Cela permet des modes de gestion indépendants de l'échelle, des circonstances et des histoires, qui sont Indifférents aux relations qui peuvent se tisser, ou alors carrément ostiles.
Mais la biologie contemporaine dont j'ai parlé témoigne de ce que les sciences peuvent involuer, elles peuvent trahir la mission qui leur a été assignée de produire des définitions qui fassent autorité et prendre le partie de la pertinence, qui est une aventure ouverte, capable de créer des liens forts avec les préoccupations collectives. [...] Certains ricanent et disent qu'il est trop tard, mais ce qui nous attend ce n'est pas un big flash, comme peut l'être une déflagration atomique, une fin du monde brutale et instantanée, un rideau qui tomberait, ignorant les possibles qui poussent un peu partout. Non, quoi qu'il arrive, cela va se déglinguer pendant des siècles, et ça ne va pas être drôle. Alors ma hantise c'est : que peut-on fabriquer qui puisse être éventuellement ressource pour ceux qui viennent ? Et donc, pour moi, tous ces points d'intelligence, tous ces points d'émergence d'une culture écologique et sociale active qui font résurgence dans des milieux ravagés, font partie de ces ressources. Il ne faut pas leur demander s'ils sont capables de nous sauver. Mais ils couplent la lutte contre la dépendance généralisée qui tue nos mondes, et une culture de la sympoïèse, des créations de sensibilités et de rapports entre humains et non humains que génèrent ces sensibilités. Et c'est peut-être ce qui est digne d'être légué, transmis : ces points de résistance et d'intelligence qui ont déjà pu faire résurgence et qui vont continuer à la faire.
Aujourd'hui, on voit les signes de ce que j'appellerais, à la suite de Deleuze et Guattari, une "involution". Pas d'une évolution de nos savoirs vers plus de sophistication mais une espèce de déshabituation, de désintoxication. Il s'agit de défaire les réflexes, les méthodes, les idéaux de l'intelligibilité qui bloquaient ces sciences dans une indifférence hostile, pour que quelque chose de nouveau émerge. [...]
Et l'une des penseuses qui, me semble-t-il, accompagne ce mouvement de la manière la plus opérante et innovante, c'est Donna Haraway. Avec, notamment, cette idée que les sciences où les récits importent peu sont exceptions, qu'il faut prendre soin de nos manières de raconter car c'est le récit qui rend intelligible, pas la bonne définition. Dans cette perspective là, l'opposition routinière entre les sciences sociales humaines et les sciences de la nature est une absurdité stérilisante.
Reclaim l'intelligence écologique, c'est multiplier les situations où prend sens le fait que les humains sont non "dans la nature" mais de la nature, comme tous les autres êtres.
Avec l'écologie, on ne peut pas parler des espèces en général. Notre propos doit toujours être situé. Nous sommes situés par la nécessité de guérir ensemble, les uns avec les autres, des milieux qui nous ont abîmés. Nous ne pouvons pas raisonner à propos de ce que peuvent ou non nos contemporains. Penser à partir du ravage écologique, c'est garder sans cesse à l'esprit que nous ne savons ce dont les humains pourraient devenir capables. Pour le meilleur et pour le pire.
Philosophe des sciences, Isabelle Stengers engage le dialogue avec deux chercheurs pour interroger l'objectivité des sciences.
« L'usage dominant instaure une répartition binaire du savoir : les scientifiques disent les faits, neutres quant aux valeurs, la société décide démocratiquement de la manière d'en tenir compte. Des scientifiques minoritaires ont depuis des années mis en cause ce trop confortable état des choses, qui sert de façade à des rapports bien plus intriqués.
Mais en ces temps d'urgence climatique et sociale, la façade craque de partout. Des chercheurs sortent de leur rôle assigné, “entrent en rébellion “, “ bifurquent” ou “désertent “. Ils et elles s'adressent directement tant à leurs collègues qu'aux étudiants et au public, et font exister la possibilité d'autres manières de faire science, c'est-à-dire aussi la possibilité d'une mise en démocratie active des savoirs, scientifiques ou non, qui permette de penser ensemble et d'affronter ensemble les épreuves qui nous attendent. » I.S.
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