91. L’homme s’était endormi dans le bus
91. L’homme s’était endormi dans le bus. C’était la première fois que cela lui arrivait, et avant que cela lui arrive une deuxième – et qu’alors il comprenne simplement être devenu vieux –, il crut, sans en parler à sa femme, avoir fait un petit AVC. De ceux qu’on pourrait retrouver, peut-être, à l’imagerie, plus tard, à l’occasion d’un avertissement plus retentissant, qui l’aurait mené à un scanner, en montrant, le médecin, avec le laser pointeur, là, vous voyez, une petite fêlure, comme on sent sous le doigt l’aspérité d’une roche, et seulement lui saurait que c’est, oui, la fêlure, l’après-midi du bus. Et personne n’a vu ni entendu, dans le bus, un vieil homme se réciter, comme un enfant, l’alphabet, pour vérifier sa mémoire.
15. C’était un drôle d’été
15. C’était un drôle d’été. Dans la salle multimédia de la bibliothèque municipale, un jeu d’échecs en libre-service («Merci de replacer les pièces après utilisation») suait, muet, entre deux poufs. Le mobilier, choisi parmi des catalogues de collectivités, ressemblait et ne ressemblait pas aux meubles des vitrines des magasins de décoration. Il venait tous les après-midi. Ses soirées s’étiraient calmes et sous influences, somnifères, cannabis vague. Mais l’après-midi, il venait ici jouer aux échecs. Juillet avait passé, puis août, et aucun fou n’avait ouvert de diagonales, ni le cavalier enjambé d’obstacle, seulement dérangés, régulièrement, par la caresse du ventilateur sur pied et son léger grésillement lorsque c’était vers la droite qu’il se tournait. Il n’était pas seul. Là, un clochard dormait sur la table, la tête dans ses bras. Ici, un autre clochard regardait une série avec un casque. Plus loin, une dame âgée grossissait sur l’écran la police de Google. Septembre était un autre monde, comme pouf du catalogue d’après. C’était un drôle d’été.
66. Et juste avant de mourir
66. Et juste avant de mourir, la vieille dame refit, dans le noir de sa chambre, dix photographies importantes de sa vie. Pour emporter leur trace. Les traces ne sont pas ce qu’on laisse mais ce qu’on emporte. Dans le noir, mais avec chaque image très précise dans la tête, elle replaça son corps, le plus fidèlement possible, tel qu’elle se le rappelait – elle avait décidé qu’il fallait des photographies où elle soit présente. Son corps refaisait dans la chambre le geste et, grâce au noir, le corps dans la chambre et l’image dans la tête se mêlaient. Elle debout au milieu de l’arc de Rauba-Capeù, la mer déployée, la promenade des Anglais et quelques voltiges de mouettes. Elle accroupie sous des pis, impressionnée. Et ainsi les dix. C’était la chambre noire avant la mort, l’envol au très clair.
Avec Rim Battal, Vanille Bouyagui, Jacques Darras, Guillaume Decourt, Chloé Delaume, Arthur H, Paloma Hermina Hidalgo, Abellatif Laâbi, Christophe Manon, Virginie Poitrasson, Jean Portante, Omar Youssef Souleimane, Milène Tournier…
Accompagnés par Lola Malique (violoncelle) et Pierre Demange (percussions)
Cette anthologie du Printemps des Poètes 2024 rassemble 116 poètes contemporains et des textes pour la plupart inédits. Tous partagent notre quotidien autour de la thématique de la grâce. Leurs écrits sont d'une diversité et d'une richesse stimulantes. Ils offrent un large panorama de la poésie francophone de notre époque.
Pour en donner un aperçu ce soir, douze poètes en lecture, accompagnés de musique.
À lire – Ces instants de grâce dans l'éternité, Anthologie de poésie réunie et présentée par Jean-Yves Reuzeau, Castor Astral, 2024.
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