Bon bah c'est pas bon.
C'est pas bon du tout.
Et ça me désole d'autant plus que
Jack Vance est un grand écrivain de science-fiction et de récits de voyage, sans doute le meilleur pour dresser, parfois même en très peu de page, des sociétés baroques, complexes et originales tout en restant cohérentes et complètes. Il y a toujours un dépaysement sous sa plume, même dans le livre dont nous allons parler aujourd'hui. Seulement, voilà : si pour les nouvelles, novelettes, novellas et autres romans relativement courts son style et son intelligence font merveille, dans ces 750 pages on s'enfonce dans un enchevêtrement d'intrigues inintéressantes desservies par des personnages creux sur un rythme bâtard mais le plus souvent géologique, ce qui en fait un
Jack Vance au mieux très mineur, au pire franchement mauvais.
La mémoire des étoiles, c'est donc l'histoire de Jaro Fath, enfant amnésique recueilli par un couple d'ethnomusicologues et qui rêve d'aller sillonner l'espace pour retrouver le secret de ses origines. Si l'on excepte la profession des parents, on part donc sur un canevas relativement classique, mais c'est parfois dans les vieilles soupes qu'on fait les meilleures marmites (comme dirait
Jacques Prévert), et ce pitch tape pile en plein milieu de ma zone de confort ; ce qui nous donne l'équation suivante : voyage dans l'espace + mystère à résoudre = chouette, une bonne lecture pour l'été.
Seulement, voilà : après 50 pages dans la société tribale où commence l'histoire (qui nous est décrite de manière assez peu élogieuse), nous découvrons Gallingale, le monde des Fath, une oligarchie universitaire régie par différents clubs dont seul le sentiment d'appartenance m'empêche de la considérer comme une société libertarienne / ultralibérale. Comme dans une cour du Roi-Soleil, tous les enjeux y tournent autour du grattage de points auprès de gens et de clubs plus hauts-gradés que vous ; et bien entendu, si vous faites un seul pet qui ne sente pas la violette, vous êtes alors considéré comme un profiteur, un pique-assiette, un michetonneur. Nous pourrions en tirer des récits satiriques tout à fait grinçants, mais l'auteur préfère nous montrer des récits d'amours étudiantes entre Jaro et une jeune cruche pétrie de bonne manière, ou avec Skirlet, la seule clubbeuse qui ait du caractère, malheureusement pas toujours présente. Les noms des clubs sont ridicules, leurs petites intrigues mesquines se déroulent pendant les 300 très longues pages suivantes sans qu'il n'y ait pas un seul élément plus grave qui vienne remettre en question tout ce beau monde. Les indices sur les origines de Jaro sont distillés au compte-gouttes… quand l'intrigue principale n'est tout simplement pas oubliée au profit du reste. Dès lors, les personnages que Vance veut nous dépeindre comme antipathiques le sont effectivement, mais sans être intéressants pour autant ; de temps en temps, une petite blague égaie ce monde absurde, mais bien vite le culte des apparences reprend le dessus et même des personnages bienveillants comme les parents Fath deviennent agaçants à la longue avec leur culte de la non-violence n'admettant même pas l'idée de légitime défense. On se morfond donc en compagnie de bourgeois qui me donnent furieusement envie de faire prendre l'air à ma guillotine.
Il faut attendre de découvrir une société encore plus nombriliste avant qu'on ait enfin les explications attendues. Et attention, hein, un personnage vient les apporter aux héros pour qu'ils n'aient pas à partir à l'aventure, pas question de faire comme sur la quatrième de couverture. La suite n'est quasiment plus qu'un long procès mou et sans surprise entrecoupé de saynètes où l'on nous décrit la vie d'une lointaine planète avec un info-dump particulièrement lourdingue. Je vous épargne les lettres sentimentales que les personnages s'écrivent entre eux, ou encore le coup du frère qu'on croyait mort mais qui était en fait prisonnier du méchant qui n'avait pourtant eu aucun scrupule à tuer un bébé…
C'est également avec des ouvrages aussi longs que l'on se rend compte des faiblesses du style de Vance. Extrêmement simple voire minimaliste pour les descriptions et scènes d'action, il devient soudain monstrueusement alambiqué dès lors qu'il s'agit des dialogues ; et l'on se retrouve avec des phrases telles que « Bannissez d'ici ce démon de turpitude verbale ! » ou des néologismes, des mots rares et des noms propres qui sautent dans tous les sens sans pour autant être toujours compréhensibles ou utiles. Un autre défaut de l'écrivain d'habitude anodin se fait particulièrement sentir sur un livre aussi long : sa fâcheuse tendance à réduire les personnages secondaires féminins à de simples objets sexuels.
Mais vous savez ce qui me chagrine le plus ? C'est que pour cet univers,
Jack Vance imagine quantité de musiques différentes, chacune propre à une culture inventée de toutes pièces ; et les parents de Jaro vont les collecter de peuple en peuple, de planète en planète. Il y a quelque chose d'extrêmement poétique là-derrière, et j'aurais été tout bonnement fasciné par une histoire généalogique des musiques du futur (ou, dans de la science-fantasy, un magicbuilding qui reposerait sur des musiques des quatre coins du cosmos) ; seulement cet aspect de l'univers n'est jamais mis au premier plan. Pareil pour l'ambition de Skirlet de devenir détective qui finalement ne sert à rien. Et pareil, enfin et surtout, pour Jaro qui ambitionne de devenir un vagabond cosmique mais qui finit par se ranger sagement dans la société. Bien sûr, il reste un membre atypique, mais il occupe malgré tout une place de choix dans un système hautement méritocratique ; de sorte que nous ne pouvons pas nous empêcher d'envisager ce terrible constat :
Jack Vance s'est-il trahi lui-même ?
Pourtant, soyons honnêtes, pour ce qui est d'inventer des sociétés étranges avec minutie, l'auteur s'y prend toujours avec le même soin. de temps à autre, quand il n'est pas occupé avec un dialogue ampoulé, le style balance un trait d'ironie ou un paragraphe de poésie particulièrement bienvenus. Et puis il y a une planète qui s'appelle Morbihan, ce qui ne peut que plaire à mon coeur d'ami des bretons, par Saint-Michel !
Enfin bref,
La mémoire des étoiles ressemble moins à du
Jack Vance qu'à une caricature de
Jack Vance : c'est un roman de gare indigne de ses immenses capacités, et je suis prêt à parier qu'on prend bien plus son pied devant un
Guillaume Musso. Seule l'imagination débordante de l'auteur et sa gouaille légendaire font que je ne voue pas cet ouvrage aux gémonies éternelles ; du reste, ce n'est pas ce qui enrichira franchement votre culture…
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