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EAN : 978B003UAJ6ES
Albin Michel (30/11/-1)
2.5/5   1 notes
Résumé :
Roger Vercel reste l'un des très grands romanciers de la mer, et des hommes qui lui sont liés par destin. L'Océan Atlantique est son territoire, les marins et pêcheurs de Bretagne sont ses héros. Toujours formidablement documentés et d'une rare puissance d'évocation, ses récits enthousiasment par leur vision et leur langue réalistes comme par un sens de l'épopée, qui, chez Vercel, coule de source.
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Je ramenais huit hommes sur une vingtaine que devait compter le cargo. Ce n'était donc qu'un demi-succès, mais cela valait quand même le déplacement.

Cela cognait moins dur au retour qu'à l'aller. Non pas que la mer fût meilleure, mais nous avions le noroît dans le dos, et surtout, nous prenions notre temps : nous n'avions plus aucun motif de taper dans la lame, à nous en faire péter le ventre.

J'étais redescendu sur la passerelle de navigation. Même, je m'étais offert une cigarette, assis sur le petit canapé de la chambre à cartes, preuve que je considérais l'affaire comme terminée, quand je vis arriver le cuisinier.

- Capitaine, le capitaine demande si vous pouvez le recevoir.

Visite et formule assez inattendue. Je me récriai, évidemment. J'assurai que j'allais tout de suite descendre à la cuisine, prendre de ses nouvelles et de celles de ses hommes. Et c'est tout à fait certain, qu'après avoir soufflé trois minutes, j'y serais descendu. À ce moment, la petite porte, côté bâbord, s'ouvrit et l'homme au pansement parut. Il n'était pas seul : tout l'équipage du canot le suivait, le mousse en queue de colonne, comme il se doit.

Je me demandai d'abord : "Comment ont-ils pu arriver jusqu'ici ?" Car pour venir de la cuisine à la passerelle, il ne fallait pas compter les boulons dans la coursive rincée jusqu'au plafond, à chaque coup de mer. Mes gars, eux, connaissaient la musique et ils étaient en état de la jouer : trois doubles croches, trois sauts entre deux lames ! Mais ces malheureux-là !... Car je me demandais maintenant : "Comment tiennent-ils debout ?" Une morgue en balade, des types vidés par l'épuisement, verts, les dents à l'air avec les rictus d'agonisants qui leur tiraient les lèvres. Ils s'étaient pourtant tous rangés contre la cloison, laissant le milieu au capitaine plus pâle que son pansement, à leur capitaine qui me tendait gravement la main, en disant :

- Merry Christmas.

Et tous mes noyés de répéter, avec des voix comme des souffles :

- Merry Christmas.

Ah, Bon Dieu ! Il y a de sacrés moments dans le métier, mais je n'en avais pas encore homologué un comme celui-là ! S'entendre souhaiter "Joyeux Noël", même en anglais, par ces quasi-cadavres, et qui se sont dérangés exprès, ça vous remet drôlement dans l'ambiance de la fête ! Ma foi, mes yeux se brouillaient. Je ne savais plus très bien si c'était le pansement du collègue ou la boîte blanche sur laquelle, tout à l'heure, je crayonnais mon adieu, que j'apercevais à travers la brume... ou les deux grosses larmes que je parvins à ravaler. Tout se mêlait. Au cinéma, on appelle cela de la surimpression...

Mais je n'étais pas au bout. J'oubliais les petits cadeaux. Le capitaine me tendit sa montre. Je levai les bras.

- Réellement, vous devez, assura-t-il. Elle s'est arrêtée quand l'eau est entrée dedans, à la seconde même où vous m'avez sauvé. Elle gardera toujours ce moment, puisque désormais elle ne marchera plus.

Que répondre à cela ?

Le suivant me remit une photographie : sa femme et ses gosses. Ils avaient tous bonne mine : l'eau de mer leur avait boursouflé les joues. Comme il parait que sans moi la famille perdait un mari et un père, je devais accepter.

Le troisième m'offrit sa pipe, le quatrième sa bague de laiton, le cinquième une livre sterling... Oui, mais attendez, il l'avait découpée, à mon intention, en marguerite à pétales. Le sixième, d'une main, me tendait sa ceinture de cuir : elle était toute ramollie par l'eau de mer, mais elle s'ornait d'arabesques en fil d'acier, patiemment, amoureusement incrustées pendant les loisirs du bord. De l'autre main, le pauvre, il retenait son pantalon qui tombait dans ses bottes. Le septième me remit deux morceaux de sucre : j'appris, le lendemain, qu'il les avait mendiés au cuisinier, afin de ne pas arriver les mains vides !

Restait le mousse, un pauvre petit gars de treize ou quatorze ans, qui tremblait, qui tremblait !

Celui-là n'avait rien dans les mains. Il s'avança pourtant jusqu'au milieu de la chambre, se raidit et chanta...

Oui, Monsieur, il chanta. Il chanta :

- Carol, sweetly carol, A saviour born to-day...

Un chant de Noël en mon honneur, avec sa pauvre voix d'oiseau mouillé, un chant que tous écoutaient, l'air pénétré.

Me croirez-vous si je vous dit que j'ai failli me sauver, pour l'honneur du remorquage, de peur d'éclater en sanglots, comme un imbécile, tellement c'était beau, ce gousse-pain qui chantait Noël avec encore le goût de la mort sur les lèvres.

Après cela, ils m'ont demandé l'autorisation de réciter une prière pour leurs camarades morts.

Et puis, ils sont repartis, le capitaine en s'excusant de m'avoir dérangé.

Il ne s'est pas passé, depuis, un Noël sans que j'ouvre la boîte où j'ai ramassé les cadeaux de cette nuit-là. Je la renverse sur la table, mais quand elle est vide, il reste encore, au fond, l'image d'un misérable petit visage aux lèvres bleues qui articulent, en tremblant : "Carol, sweetly carol"...

(Nouvelle : "Carol, sweetly carol")
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La terre était déjà loin derrière. J'étais de quart, et le capitaine me tenait compagnie, en fumant paisiblement sa pipe, quand voilà le second tout chaviré, qui grimpe sur la passerelle et qui dit au Grand Mât :

- Cap'taine, il y a quatre caracos de cachés dans la cale, en dessous des parcs à bœufs, dans le tas de foin !

Pas plus que vous, Le Corvaisier ne savait ce que le second voulait dire avec ses "Caracos". Mais il finit par comprendre qu'il s'agissait de quatre passagers clandestins, de quatre Espagnols, des jeunes, dont le plus âgé n'avait pas vingt ans, et qui avaient embarqué par-dessus bord, quand ils avaient appris que le navire s'en allait à Rio.

Comme c'étai la première fois que Le Corvaisier avait affaire à des clients de ce genre, qu'il se vantait à l'occasion de n'en avoir jamais embarqué, il prit tout de suite sa gueule à vent debout et le voilà qui vous flanque un de ces abattages au second et au lieutenant qui, dans la circonstance, était votre serviteur.

- Alors, quoi ! On embarque à mon bord comme chez la grosse Maria : on arrête tous ceux qui passent pour les faire entrer !... Personne ne veille ! Si au lieu de courir la gueuse à terre, vous faisiez votre service, tous, tant que vous êtes ; je n'aurais pas ces salauds à m'emm... Envoyez-les moi, ces oiseaux, et tout de suite !

Les oiseaux ne payaient guère de mine. Ils étaient maigres comme des fils de carret ; sales comme des peignes ; et pas un bouchon gras n'eût voulu de leurs loques pour essuyer une flaque d'huile, de peur d'en remettre ! C'étaient de ces pâles voyous comme on en trouve partout, qui travaillent de tribord à bâbord, à terre, quand il n'y a plus moyen de subsister autrement. Mais ceux-là étaient du pays de Don Quichotte et des Conquistadors. L'aventure les tentait, comme tout bon Espagnol. Et surtout, ils étaient convaincus qu'au Brésil il n'y avait qu'à se baisser pour ramasser les diamants.

(Nouvelle : "Caracos")
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Elle jeta un coup d'œil de biais à Gratienne, qui avait senti dans sa voix une intention. La jeune fille la regarda.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

- Il y a, dit Joséphine, qu'on m'a toujours reproché de ne pas avoir de porte de derrière.

Cela signifiait qu'elle était franche, sans échappatoire et cette précaution ne fit qu'inquiéter davantage Gratienne.

La laveuse s'appuya des deux mains sur la selle à buer et, penchée vers la jeune fille, elle demanda :

- Votre frère ne vous a point conté qu'il était en train d'amiauler une fille de l'Hôtel Armor ? Une de ces haripettes qui ne cherchent qu'une chose, à s'achienner avec le premier qui passe ?

- Il y a longtemps ? demanda Gratienne.

- Ils ne sont point venus me chercher pour me demander quand commencer. Le sûr, c'est que mâ, pas plus tard qu'hier, je les ai rencontrés dans le chemin de la Rabine et qu'il la bisait à s'en user les badigoinsses ! Il m'a vue, et il a ben vu que je l'avais vu : il en a rougi comme une braise. Mais l'effrontée-là, elle a passé, et elle m'a regardée plus fière qu'un pou sur un évêque !

Elle hocha la tête :

- Ça serait, tout comme, dommage, un bon petit gars comme ça, de tomber sur une fille qui est fraîche comme un œuf couvi ! Ce serait un femmelier, il n'aurait que ce qu'il cherche, et je ne vous en aurais pas causé. Mais à cet âge-là, quand ça les démange, ça tient en place comme un pet dans un panier, et ça prend la première pocrassouse que ça trouve. Il va se gâter, à trotter par là ! Vous devriez en dire un mot à votre mère.

(Nouvelle : "Gratienne")
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Je vous fais grâce du voyage. Vous l'avez fait, et vous connaissez le coin. Tout de suite, le pont y laissa des morceaux. En bas, le chef mécanicien gueulait tant qu'il pouvait que ça cognait à tout casser chez lui, que son hélice éventait, qu'il avait beau scier du fromage - c'est-à-dire ouvrir et fermer le levier d'admission de la vapeur - à chaque replongée, tout manquait de sauter, et qu'il ne répondait plus de rien si on ne diminuait pas de vitesse. Ces sacrés bouchons-gras, ça ne répond jamais de rien !

Ce n'était pourtant pas le moment de diminuer les tours. Je venais de recevoir un radio bien poli, bien tranquille, du client : "Merci de votre assistance, capitaine. Hâtez-vous dans la mesure du possible. Coulerons probablement avant une heure."

C'est cela qui est agréable avec les Britanniques, que ces gars-là, de peur de paraître s'épater, ne disent jamais que juste ce qu'il faut. Et quand ils vous signalent : "Dépêchez-vous" ils ajoutent tout de suite : "Dans la mesure du possible", parce qu'ils savent bien que la mer est pour vous aussi charogne que pour eux. Je lui signalai que je mettais tous mes chevaux dessus pour l'atteindre. Par la même occasion, j'envoyai aux machines l'ordre de garder l'allure coûte que coûte. Il faut savoir accepter les risques. Mon chef mécanicien, c'est une justice à lui rendre, le comprit si bien, qu'il cessa de m'empoisonner.

(Nouvelle : "Carol, sweetly carol")
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Pour changer, dès que ça va mollir, on va te prier de hisser le grand hunier, pour soulager ton bateau et tailler de la route. Tu seras là dans le noir, dans la patouille, avec des lames qui te galopent aux fesses et qui t'emmènent : c'est dans ces moments-là que t'envies les morpions, des bêtes qui savent s'accrocher ! Tu hales sur ta drisse, dans l'ouragan, à t'en faire péter la peau, avec des officiers que tu ne vois pas, mais que t'entends et qui te gueulent de ne pas mollir, en te traitant de tous les noms. Le roulis et la mer t'assomment contre tout ce qui dépasse du pont. Tu saignes, tu trembles, mais tu te hisses, jusqu'à ce que ta toile soit étarque. Après ça, quand tu vas te coucher dans ton hamac, tu n'arrives même pas à y entrer tout entier, tellement t'es las. T'as une jambe, un bras qui pend.

Tout ça pour vous dire que ce n'était pas un métier pour Lefol. Un pauvre type qui avait avalé ses joues, qui même les jours de calme, quand ça ne bougeait pas plus que ce parquet et que vos voiles pendouillaient comme des rideaux de bonne sœur, ne marchait sur le pont qu'en se tenant à quelque chose. Ça raidissait dès qu'il fallait mollir : ça halait ou ça poussait toujours à contretemps et c'était plus qu'à moitié innocent.

(Nouvelle : "L'appât")
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