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EAN : 9782812625473
160 pages
Editions du Rouergue (03/01/2024)
3.53/5   19 notes
Résumé :
En 1919, Marina Tsvetaeva a vingt-sept ans lorsque, en pleine guerre civile, elle se retrouve seule à Moscou avec ses deux filles. Son mari s'est engagé dans les armées blanches et elle ignore s'il est toujours en vie. Dans une ville sous le joug du froid et de la famine, les difficultés matérielles la contraignent à laisser ses fillettes dans un orphelinat. Alia a sept ans. C'est une enfant d'une intelligence exceptionnelle. Irina a deux ans. Mal aimée et sans dout... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (6) Voir plus Ajouter une critique
Marina, danseuse de l'Âme

Béatrice Wilmos revient sur les années noires vécues par Marina Tsvetaïeva à Moscou. Confrontée à la Révolution russe et à la famine, seule avec ses deux filles, la poétesse va tenter de sauver sa famille et essayer de trouver un salut par l'écriture. Un roman déchirant.

Marina Tsvetaïeva, née le 8 octobre 1892 à Moscou, va vivre les plus grands bouleversements qu'a connu la Russie à l'aube du XXe siècle. Fille de la grande bourgeoisie, elle suit des études à Lausanne, puis à la Sorbonne, après avoir appris l'italien, le français et l'allemand. le roman s'ouvre en 1906, au moment où elle vient d'enterrer sa mère. Un deuil qui est aussi un funeste présage, même si les années qui suivent sont sans doute ses plus heureuses. En Crimée, où elle séjourne, elle rencontre Sergueï Efron, son Serioja. Ils se marient en 1912. La même année, elle met au monde sa fille Alia. «Elle composait alors ses poèmes avec une facilité exaltée, les relisait comme s'ils n'étaient pas d'elle, s'en étonnait, les reprenait en traquant le mot le plus juste, s'en remettait à Dieu, non qu'elle implorât auprès de lui la rime qui lui manquait mais bien plutôt la force de la chercher. Elle savait ce qui relevait de son talent et de ses efforts, elle ne demandait que le courage de s'y plier sans faillir. Jamais elle ne doutait de son don poétique et de sa gloire future – Je ne connais pas de femmes plus douées que moi en poésie. Un «second Pouchkine» ou bien «le premier poète-femme», voilà ce que je verrai peut-être de mon vivant!» écrivait-elle alors, bien déterminée à réussir dans son entreprise littéraire.
Mais la Révolution qui couve va en décider autrement. Irina, sa seconde fille, naît en 1917 sans que son père ne puisse assister à l'heureux événement. Serioja s'est engagé en 1914 et a choisi, au début des troubles, de rejoindre l'armée blanche. Il ne donnera plus de nouvelles pendant des années.
Ces années moscovites, qui forment le coeur de ce roman, sont dramatiques, marquées par une terrible famine. «En cette fin d'hiver 1917, au marché noir, dans les queues devant les magasins vides, dans les journaux, on ne parle que des grèves dans les usines et des manifestations, des combats de rue, des crimes crapuleux, de la mutinerie des soldats et des exécutions sommaires des officiers, des incendies dans les campagnes, des anciens maîtres battus à mort, des enlèvements en pleine rue, des fosses communes. Pour elle, un quotidien harassant, la peur des mouchards, l'angoisse à cause de Serioja, les courses dans la ville à la recherche de lait, de pommes de terre et de pain. L'espoir de trouver un morceau de viande, pas le plus beau, ni le plus tendre. Elle n'est pas exigeante. Elle se contenterait d'un de ces morceaux qu'il faudra faire bouillir des heures pour l'attendrir et donner du goût au bouillon.»
En 1919, Marina ne sait plus comment elle va pouvoir nourrir ses filles, et décide de confier Irina à un orphelinat. Elle y mourra, laissant sa mère inconsolable: «Il aurait suffi de si peu pour la sauver. Une tartine. Une pomme. Un petit morceau de viande, une tasse de lait, un bol de gruau, quelques légumes bouillis. Une poignée de sucre candi. Une crêpe de son comme elles en avaient mangé – mais pas Irina – il y a si longtemps chez Balmont.
– Oh ! Irina ! Si tu étais encore en vie, je te nourrirais du matin au soir. Irina! S'il y a une chose que tu sais: c'est que je ne t'ai pas envoyée à l'orphelinat pour me débarrasser de toi, mais parce qu'on m'avait promis qu'il y aurait du riz et du chocolat.»
Béatrice Wilmos, qui s'est solidement documentée, raconte avec force détails ces journées harassantes, ce drame à la fois collectif et individuel, cette «fatigue de vivre parfois si violemment éprouvée. La solitude comme un joug sur les épaules et le cou.» Alors, reviennent ces vers de Pouchkine que Marina connaît par coeur et qui sont en exergue du livre :
« le repos de la nuit avive la morsure
des remords, intimes serpents ;
ma rêverie s'affole ; mon coeur, tenaillé par le spleen, déborde de noirs sentiments;
le souvenir, sans un mot, à mes yeux déroule sans fin son volume et, relisant ma vie avec horreur,
je la maudis en frémissant… »
Si aujourd'hui on peut se brûler à la lecture de son oeuvre, cela tient du miracle. Car les carnets de la poétesse ont disparu ou ont été disséminés. Il faudra toute la ténacité de sa fille pour parvenir à les retrouver et à tenter de les mettre en forme.
Car Marina avait depuis longtemps oublié ses rêves de gloire. «Elle était fourbue, d'âme et de corps, sans ressort ni force pour écrire, ou à peine quelques phrases brèves, jetées sur la page.» Sa dernière confession est déchirante – Personne ne sait quel désert est ma vie. À peine ai-je plongé dans la journée que je relève la tête et c'est la nuit. Je sais ce que je suis: une Danseuse de l'Âme.»
((Babelio – Lecteurs.com – Livraddict))
NB. Tout d'abord, un grand merci pour m'avoir lu! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. En vous y abonnant, vous serez par ailleurs informé de la parution de toutes mes chroniques.


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Dans son palais-grenier, au plus froid des années 1919 et 1920, Marina Tsvetaeva tente de survivre. Son mari est parti depuis si longtemps sur le front, elle a peu d'amis, et la solitude lui pèse. Les rues de Moscou sont vides, tout comme les étals des magasins. Chaque jour est un combat, pour du bois dans le poêle, du pain sur la table ou un peu d'encre pour écrire. Car Marina couche sur ses carnets des poèmes, des rêveries, des souvenirs… Elle met en mots son amour pour Alia et son indifférence pour Irina, ses filles…

N'étant pas adepte de poésie, le nom de Marina Tsvetaeva m'était inconnu avant la lecture du roman de Béatrice Wilmos, Tant de neige et si peu de pain. Cette poétesse russe est citée comme l'une des plus originales du XXème siècle. Ce sont quelques années de sa vie qui sont mises en lumière dans ce livre.

Cette lecture a été pour moi l'une des plus difficiles. La faute n'est pas du côté de l'écriture, agréable, essentielle, aux mots qui claquent et aux rimes travaillées. Non, le plus dur reste l'histoire en elle-même. Nous sommes à Moscou, la famine fait rage, les gens ont faim, froid, ils sont abandonnés de tous. La solidarité existe mais que reste-t-il à partager : un sourire, une cigarette, un bouillon bien maigre ? Mais là encore, ces conditions, certes terribles, ne sont pas le plus pénible.

Le plus compliqué pour moi a été de lire cette indifférence, cette insensibilité, ce détachement total de Marina pour sa fille cadette, Irina. Alors qu'elle clame son amour inconditionnel pour son aînée Alia, Irina, qui semble souffrir de troubles psychiatriques, est laissée au silence, aux ombres, au rejet. Ce fut pour moi une lecture vraiment douloureuse.

Il n'y a pourtant pas que cette noirceur poisseuse dans ce roman, mais je n'ai pas réussi à m'en détacher.
Toute la poésie du monde ne pourra effacer cette culpabilité, cet abandon, cette violence. Ma consolation : lire son prénom dans ce livre, la faire revivre à travers les mots de Béatrice Wilmos, c'est un peu lui assurer sa place dans ce monde, et lui confirmer que la lumière qui l'habitait veille encore quelque part…
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Béatrice Wilmos redonne vie à la poétesse russe de la 1re moitié du XXe s., Marina Svetaeva.

Elle a choisi précisément deux années de sa vie, particulièrement marquantes, 1919 et 1920 pour évoquer cette femme au destin pour le moins tragique. 

Moscovite, c'est sous la neige et dans le froid que nous faisons la rencontre de Marina ainsi que de ses deux filles, Alia et Irina. Les longues files d'attente pour obtenir de quoi manger même si peu, rendent les lendemains incertains. 

Marina est une mère mais aussi une artiste, elle vibre pour ses vers. Elle veut les alimenter mais pour cela, il lui faut de l'encre, inaccessible, elle finit par la voler. 

C'est un roman tragique, parsemé de vers qui illustrent bien les états d'âme et la situation désespérée de la poétesse. Je me suis laissée portée par les mots qui touchent autant qu'ils interrogent.

Une bonne pioche que ce premier livre lu de la rentrée littéraire d'hiver.
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Un livre sur une poétesse russe, offert par une amie écrivaine qui connaît mon amour des mots et de l'écriture; voilà qui s'annonçait bien !
Et puis un mal être qui s'insinue doucement à la lecture de l'ouvrage. Entre roman et biographie, on découvre la vie de Marina durant la révolution russe : famine, privations, froid… des conditions aussi dures que le coeur de cette femme à propos de laquelle je ne peux m'empêcher de développer un sentiment d'antipathie certain.
On devine la beauté de la poésie de Marina grâce aux quelques extraits notés en italique dans le texte, on perçoit ses tourments à travers les passages de son journal et celui de sa fille Allia mais le tout est noyé dans la tourmente.
Beau, bien écrit, mais profondément déprimant.
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❄️🍞 [TANT DE NEIGE ET SI PEU DE PAIN] 🍞❄️
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🍞 de : Béatrice Wilmos
❄️ Aux éditions du Rouergue @editions_du_rouergue_litte
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🍞 Ce roman retrace la vie de la poétesse russe Marina Tsvetaeva. Née en 1892 et est décédée en 1941. Nous la suivons principalement lors de la première guerre mondiale lorsqu'elle a été séparée de son mari. Elle s'est donc retrouvée à élever seule leurs deux filles dans un climat très compliqué de guerre.
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❄️ Cette histoire m'a bouleversé. J'avoue ne pas connaître grand-chose en poésie et encore moi ses artistes. La vie de Marina est racontée de façon très poétique et reprend également de nombreux passages de ses poèmes.
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🍞 Marina Tsvetaeva n'a jamais eu une vie facile. Pourtant je n'ai un passage du livre qui m'a beaucoup attristé et à la fois révolter. On apprend très rapidement qu'elle préfère une de ses filles à l'autre : Alia. Sa deuxième fille, Irina n'est pas comme les autres enfants. Elle ne parle pas, dodeline et est très clairement mise de côté par Marina. On apprend par la suite que cette enfant va mourir. Malheureusement, c'est seulement après ce tragique évènement que Marina aura des regrets et se remettra en question. le fait qu'elle préfère une de ses filles et délaisse l'autre m'a à la fois révolté et attristé. Après je peux difficilement jugée, n'ayant pas d'enfant et n'étant pas dans le même contexte historique.
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❄️ La fin du roman m'a fait versée beaucoup de larmes ! En effet, entre la fin tragique d'Irina et les nombreux malheurs qui frappent la famille, rien n'est simple pour Marina puis pour Alia !
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🍞❄️ Ma note : 17/20 Un roman sublimé grâce aux différents passages qui reprennent les poèmes de Marina Tsvetaeva mais qui est également très tragique jusqu'aux dernières pages. Cela me donne encore plus envie de profiter de ma vie un maximum ! ❄️🍞
#Frimousse
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critiques presse (1)
LeMonde
13 février 2024
Dans son nouveau roman, Béatrice Wilmos se glisse dans la peau de la poète russe quand, en 1920, elle fait face à la mort de sa fille cadette, un an plus tôt. Empathique.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (12) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
Samedi saint, 28 mars 1920. Veille de Pâques. Marina note la date sur son carnet. La fenêtre dans le toit est ouverte. Déjà le soleil réchauffe le bois de la table sur laquelle elle écrit. Alia dort encore. Irina aurait eu trois ans le 13 avril prochain.
Elle a très peu pensé à elle ces derniers jours. Vivante, elle était si souvent absente que cette absence-là, celle de la mort, inéluctable, définitive, ne lui semble pas si différente. Qu’Irina fût là, dans le palais-grenier, ou à Bykovo, dans la maison de campagne de Lilia, ne changeait rien. Elle ne fut jamais pour
elle une réalité. En fait, elle n’a même jamais cru qu’elle grandirait. Elle ne pensait pas à sa mort. Elle n’imaginait pas qu’elle mourrait dans l’enfance. Ce n’était pas cela, non. Simplement, c’était une créature sans avenir. Elle l’avait toujours su. Elle ne l’avait jamais aimée au présent, toujours en rêve. Elle ne la connaissait pas, ni ne la comprenait.
Elle regarde les trois photos qui ont été faites d’elle. Sur la première, prise par Lilia, elle a un petit visage rond, encadré de boucles, un immense front un peu bombé, des yeux sombres, profonds. Elle était tout juste revenue à la maison, pleine de santé et les joues rosies par le grand air après deux semaines à Bykovo. C’était au début de l’automne dernier. Il faisait encore beau à Moscou. Elle chantonnait d’une voix si juste
et bouleversante les premiers mots d’une comptine, « Pipeau zoue Pipeau zoue Pipeau fus’lé Pipeau doré ». Elle caressait la tête de Marina en disant « a-i-i, a-i-i-, a-i-i », ce qui voulait dire « gentille » avait traduit Lilia. Elle souriait, d’un sourire pudique, comme embarrassé, d’un sourire si rare comme rares étaient les fois où Marina l’avait prise sur ses genoux. Elle le faisait au retour d’une longue absence qui lui avait laissé croire qu’elle allait aimer Irina. Mais l’attrait de la nouveauté passait, l’amour tiédissait. Ne demeurait plus que la stupide et étrange Irina qui ne comprenait rien à rien, la gloutonne qui salissait sa robe, qui mâchouillait son chiffon et cachait son visage dans son bras replié. – Elle se cache pour échapper à tout, elle se fait son nid, disait Nadia, la nourrice à laquelle Irina s’était attachée. Elle se nichait dans ses bras, la tête enfouie contre son épaule, abandonnant son chiffon, laissant courir ses petites mains dans son cou et sur ses joues. Nadia la serrait contre elle, soufflait sur ses yeux, faisait mine de la dévorer de baisers. Irina riait. Marina n’en éprouvait aucune jalousie. Au contraire ! L’amour que Nadia portait à Irina la dispensait, elle, de l’aimer. Elle observait de loin les gestes précis et tendres qu’elle avait pour savonner Irina, l’essuyer doucement avec la serviette et recoiffer ses beaux cheveux souples et dorés.
Elle se réjouissait de n’avoir pas à le faire elle-même. Elle était incapable de cette tendresse, elle le savait. Elle lavait Irina en la brusquant et l’enfant gémissait, la tête détournée, son torse maigre et ses petits bras raidis sous l’eau froide et le linge rêche avec lequel elle la frottait. Elle détestait plus que tout la
mettre sur le pot, ordonnait à Alia de le faire, voyait sa mine apeurée et dégoûtée, et se détournait.
Nadia ne couchait jamais Irina sans lui chanter une berceuse. Parfois, un petit sanglot interrompait le chant. Il se faisait un silence puis la berceuse reprenait. – Il faut lui caresser la tête, disait-elle en sortant de la chambre, sinon Irina ne s’endort pas.
Alia pose avec sa petite sœur sur les deux autres photos, prises dans le studio du photographe de la rue Bolvanovka. C’était juste après l’anniversaire des sept ans d’Alia, fêté avec une poignée de sucre candi et des crêpes de son sur lesquelles Alia avait fiché deux cierges à moitié consumés que lui avait
donnés la vieille femme de l’église Boris-et-Gleb.
Est-ce vraiment ses filles, ces visages mornes, ces poses figées dans un décor artificiel ? Irina avec ses yeux comme des billes, écarquillés et d’encre noire, sa petite bouche serrée, la couronne duveteuse de ses cheveux au-dessus de son grand front, une expression d’attente et d’incompréhension dans le regard. Alia apparaît toute frêle dans une robe trop courte qui dévoile ses jambes maigres, chaussée de grosses bottines bien peu enfantines. Ses yeux cernés semblent démesurés. Ses cheveux sont coupés au bol. Sur la première photo, elle a appuyé sa tête contre celle d’Irina. Un geste de tendresse et de protection peut-être. Mais non. Alia n’aime pas vraiment Irina, elle en a un peu peur. Le photographe a dû dire – Rapprochez vos
têtes mes petites, sinon vous n’entrez pas dans le cadre. Alors elle a incliné sa tête pour obéir et l’a bien vite redressée quand tout a été terminé. Sur l’autre photo, Irina est juchée sur un tabouret et Alia se tient debout à côté d’elle, un livre ouvert à la main. Le photographe a enroulé le pied du tabouret dans une étoffe qui lui donne l’aspect d’un rocher factice. Irina a ce même regard grave et interrogateur, une esquisse de sourire apeuré. Ses petites mains sont posées dans les plis de sa robe, une robe blanche toute chiffonnée. Marina avait fait tirer ces photos pour les envoyer à Serioja. Elle voulait qu’il voie combien ses filles avaient grandi. Mais elle avait renoncé. Elle ignorait où il était.
Irina, telle qu’elle l’a vue pour la dernière fois à l’orphelinat, ne ressemblait à aucune de ces photos. Elle déambulait entre les lits du dortoir, amaigrie, son cou tendu comme celui d’un oisillon, les cheveux en bataille, ses yeux sombres, immenses, vides. – Irina ! Regarde qui est venu te voir ! a crié une surveillante. Mais Irina s’est détournée, sans un sourire, et elle a continué son chemin, chancelante dans sa robe d’indienne rose raidie de crasse, un croûton de pain serré dans sa main. – Marina ! Excusez-moi mais elle ressemble affreusement à un phoque ! Affreusement ! a dit Alia.
À qui parler d’Irina ? À personne ! Alia ne sait pas. Elle ne lui a pas dit qu’Irina était morte. Elle a repoussé dans le débarras le fauteuil où elle dormait. Alia n’a posé aucune question et elle ne paraît pas s’étonner de l’absence de sa petite sœur. Sans doute la croit-elle encore à l’orphelinat.
Marina retarde sans cesse le moment de lui dire la vérité.
À Lilia et à quelques rares amis, elle a raconté qu’Irina était morte d’une pneumonie et leur a fait comprendre qu’elle ne voulait plus aborder le sujet.
« Ne pleure pas sur moi, ô Mère, toi qui m’as mis au tombeau… » Cette prière que chantaient les Flagellantes, moniales sans monastère errant par les chemins, résonne dans sa tête. C’était à Taroussa, à la Maison des Sables, au matin du Samedi saint. Elle courait hors de son lit et se précipitait à la barrière du jardin. Les femmes se tenaient là, avec de grands rameaux de saule aux chatons gris, cueillis dans les bois. Impatiente et excitée, elle attendait qu’arrivât sa mère qui donnerait des œufs, de la farine et des fruits
confits pour que les Flagellantes puissent confectionner le koulitch de Pâques. Elles la bénissaient et l’invitaient à rompre le jeûne avec elles. Sa mère refusait d’une voix sèche et l’entraînait vers la maison. Il faisait encore froid. La rivière Oka se libérait à peine de la glace. Les bancs de sable et les roseaux étaient couverts de neige. Au-dessus des champs dépouillés tournoyaient les milans.
Une première strophe jaillit.
Deux mains reposent doucement
Sur la tête du petit enfant
Elles m’étaient données
Une pour chaque tête.
La poésie comme une urgence pour attester de ce qui existe, l’arracher à l’indifférence, empêcher l’effacement. Car – écrire, c’est vivre. C’est vouloir que quelque chose soit, et soit, peut-être, de manière éternelle. Quand ce n’est pas vivre, la main se refuse à la plume.
Deux mains reposent doucement… Un poème rendra-t-il Irina plus vivante dans sa mémoire ? Ne pas croire à sa mort, ce n’est pas pour autant l’imaginer vivante et en bonne santé. C’est plutôt, comme les ronces du chemin tiraillent et arrachent le bas de la robe, garder accrochés à la conscience, en dépit de la volonté, la petite silhouette d’Irina recroquevillée dans le couloir de l’orphelinat de Kountsevo et le détour qu’elle a fait pour qu’elle ne la retienne pas, puisque de toute façon elle existe si peu alors qu’Alia est malade, seule dans l’immense dortoir, et pleure de rage et de peur.
Malgré les deux mains serrées
Les plus hargneuses possible
J’ai arraché aux ténèbres l’aînée
Je n’ai pu protéger l’autre !
Habillée de sa robe en laine à carreaux, Alia était allongée sous une mince couverture d’une repoussante saleté, le crâne rasé et les yeux irrités d’avoir pleuré. Elle poussa un cri de désespoir à la vue de Marina – Oh! Marina! Que de malheurs! Que de malheurs! Et sortant de sous son oreiller une mèche de ses cheveux, elle dit en sanglotant – Je l’ai gardée pour vous, en souvenir.
Dans les lits voisins, des petits gémissent ou somnolent, couchés tête-bêche, à peine couverts. Tous ont les cheveux rasés. À cause des poux, a expliqué la directrice.
Deux mains pour lisser, caresser
Les deux têtes sublimes
Deux mains et voilà qu’une
Est en trop, en une nuit !
Elle a emporté Alia loin de l’orphelinat et laissé Irina.
J’ai arraché aux ténèbres l’aînée
Je n’ai pu protéger l’autre !
Comme la mort fait peu de bruit, comme elle est simple.
– Ni tonnerre, ni éclairs, ni « ça commence !!! » Mais simplement et tout à coup : la personne ne respire plus. Sans crier gare !
Sans crier gare ? Vraiment ?
Le jour de la mort d’Irina et peut-être même à l’heure de sa mort, un oiseau est entré dans la chambre où dormait Alia et trois petites bougies ont roulé sur le plancher. Marina y a vu un signe du destin mais elle s’est trompée sur sa signification.
Pas un instant, elle n’a songé à Irina. Seule Alia occupait son esprit. L’oiseau et les trois bougies étaient signes de guérison. Elle en était d’autant plus heureuse que le 2 février, on célébrait la Présent
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En cette fin d’hiver 1917, au marché noir, dans les queues devant les magasins vides, dans les journaux, on ne parle que des grèves dans les usines et des manifestations, des combats de rue, des crimes crapuleux, de la mutinerie des soldats et des exécutions sommaires des officiers, des incendies dans les campagnes, des anciens maîtres battus à mort, des enlèvements en pleine rue, des fosses communes. Pour elle, un quotidien harassant, la peur des mouchards, l’angoisse à cause de Serioja, les courses dans la ville à la recherche de lait, de pommes de terre et de pain. L’espoir de trouver un morceau de viande, pas le plus beau, ni le plus tendre. Elle n’est pas exigeante. Elle se contenterait d’un de ces morceaux qu’il faudra faire bouillir des heures pour l’attendrir et donner du goût au bouillon. Le retour à la maison avec des carottes, des pommes de terre, une ration de lait pour Irina, sans viande. Elle chauffe le lait et en donne une part à Alia. Il est vite bu. Il faudra donc repartir demain matin, encore plus tôt pour ne pas rater la distribution, montrer à temps ses tickets qui lui donnent droit à une ration supplémentaire. p. 105
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Il aurait suffi de si peu pour la sauver. Une tartine. Une pomme. Un petit morceau de viande, une tasse de lait, un bol de gruau, quelques légumes bouillis. Une poignée de sucre candi. Une crêpe de son comme elles en avaient mangé – mais pas Irina – il y a si longtemps chez Balmont.
– Oh ! Irina ! Si tu étais encore en vie, je te nourrirais du matin au soir. Irina ! S’il y a une chose que tu sais : c’est que je ne t’ai pas envoyée à l’orphelinat pour me débarrasser de toi, mais parce qu’on m’avait promis qu’il y aurait du riz et du chocolat. p. 92
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Elle composait alors ses poèmes avec une facilité exaltée, les relisait comme s’ils n’étaient pas d’elle, s’en étonnait, les reprenait en traquant le mot le plus juste, s’en remettait à Dieu, non qu’elle implorât auprès de lui la rime qui lui manquait mais bien plutôt la force de la chercher. Elle savait ce qui relevait de son talent et de ses efforts, elle ne demandait que le courage de s’y plier sans faillir. Jamais elle ne doutait de son don poétique et de sa gloire future – Je ne connais pas de femmes plus douées que moi en poésie. Un « second Pouchkine » ou bien « le premier poète-femme », voilà ce que je verrai peut-être de mon vivant! p. 38
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Ces vers de Pouchkine qu'elle connaît par cœur et qui sont en exergue du livre
Le repos de la nuit avive la morsure
des remords, intimes serpents ;
ma rêverie s’affole ; mon cœur, tenaillé par le spleen, déborde de noirs sentiments ;“
le souvenir, sans un mot, à mes yeux déroule sans fin son volume et, relisant ma vie avec horreur,
je la maudis en frémissant… p. 43
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Video de Béatrice Wilmos (1) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Béatrice Wilmos
Le cahier des mots perdus de Béatrice Wilmos .Voir l'émission : http://www.web-tv-culture.com/le-cahier-des-mots-perdus-de-beatrice-wilmos-453.htmlMarseille, septembre 1940. Blanche est prise dans une rafle et sa fille Jeanne se retrouve seule dans une chambre d'hôtel, attendant le retour hypothétique de sa mère. Les souvenirs et les images affluent mais un cahier retrouvé dévoile une autre réalité. « Le cahier des mots perdus » de Béatrice Wilmos.Après « La Dernière Sonate de l'hiver » et « L'Album de Menzel », le nouveau roman de Béatrice Wilmos.Le regard poignant d'une enfant sur le monde des adultes et un amour impossible balayé par l'Histoire.« Le cahier des mots perdus » de Béatrice Wilmos aux éditions BelfondBéatrice Wilmos est sur WTC.
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