"Le cri. Il est à l'origine de la vie de l'homme sur Terre.
Le cri du chasseur et celui du guerrier, le cri d'amour et ceux de terreur,
de joie, de douleur, de mort. Les animaux aussi crient
et, pour l'homme primitif, le vent et la terre crient,
le nuage et la mer, l'arbre, la pierre et le fleuve."
Voilà ce qu'écrit
Emanuele Severino, le philosophe italien dans son ouvrage - non traduit en français - "Il parricidio mancato"
Cri qui devient le fil conducteur de ce nouveau livre de
Roberto Saviano, et quel livre !!!
Un gros coup de coeur en même temps qu'un grosse claque. Vous me direz rien d'étonnant avec cet auteur....
Tout commence avec une carte toute symbolique, en effet au passage il est dommage que dans la version française le choix éditorial ne se soit pas porté sur la représentation physique d'une carte sur laquelle figurent, comme c'est le cas dans la version italienne, chacune des questions comme épinglées sur une planisphère ou les pays ont disparus. Ici les questions sont juste listées, comme une litanie des questions.
Fort heureusement les illustrations, signées
Alessandro Baronciani, des personnages qui seront abordées dans cet ouvrage ont été conservées
Des questions sur une carte muette, comme une abolition des frontières, une abolitions des dates, comme une abolition des barrières...
Et c'est bien ce dont va s'affranchir
Roberto Saviano au travers de ces questions :
- Et si c'était toi celui qui n'arrive plus à respirer ?
- Toi aussi tu es horrifié de choisir entre le mal et "un moindre mal" ?
- Sais-tu repérer les pièges fait de mots ?
- Sais-tu reconnaître le moment où le poison du mensonge commence à faire effet ?
- Sais-tu que plus on a de mots à sa disposition, plus on est libre ?
Ce ne sont là que quelques-unes des questions que
Saviano pose à Roberto, un étudiant de Diaz : chacune d'elles laisse une marque dans l'esprit du lecteur car après tout se Roberto n'est ce pas NOUS ?
Car cet homme qui s'arrête devant l'école qu'il a fréquentée à seize ans et voit sortir le garçon qu'il était, celui qui a encore un avenir à imaginer. L'homme sait que ce garçon est seul et que son chemin ne sera pas facile. Il aimerait pouvoir l'aider, mais il ne peut pas. Cependant, il peut réunir autour de lui des compagnons de voyage pour le guider, pour qu'il se sente moins seul, car nos destins individuels constituent ensemble la seule grande aventure de l'histoire humaine.
Tout ceci plonge au plus profond de l'âme, car on se surprend pendant la lecture, à devenir nous-mêmes, lecteurs, les destinataire de ces question profondes, existentielles, et indubitablement on est poussé à apporter une réponse, à la chercher dans l'histoire du monde et dans notre propre histoire.
Les compagnons de voyage viennent du passé, de l'histoire contemporaine et du présent : elles nous parlent d'Hypatie, de Carl
Schmitt, d'Anna Politkovskaja, de Jamal Khashoggi, d'
Edward Snowden, de
Giordano Bruno, de
Robert Capa, d'Anna Achmatova, d'
Emile Zola, des
Frères Grimm,
George Soros,
Martin Luther King, Daphne Caruana Galizia, Venus Callipigia, Terry Bollea alias Hulk Hogan, Karina Bolaños,
Jean Seberg,
Pier Paolo Pasolini,
Joseph Goebbels, Kantano Habimana, Settimia Spizzichino,
Xu Lizhi, Francesca Saverio Cabrini, Gloria
Trevisan et Marco Gottardi, garçons et filles syriens, George Floyd.
Chaque histoire nous fait découvrir des facettes du personnage d'une manière nouvelle, sous une autre approche, sous une forme différente, à travers des détails méconnus de beaucoup, avec une lumière toute à la fois en claire-obscure, si vous me permettez ce néologisme, qui éclaire des messages d'espoir et de force mais aussi un avertissement de ne pas répéter des attitudes, des actions, des paroles qui peuvent tuer, qui peuvent "polluer" l'humanité.
Des réminiscences de son histoire refont surface, quand il évoque sous forme de rêve éveillé :
"
Rome, 28 mai 2018. Aujourd'hui, je me suis réveillé à l'aube comme chaque matin. Comme chaque matin, j'ai eu la tentation de sortir et de marcher dans les rues désertes de
Rome.
Si je sors à cette heure-ci, me dis-je, personne ne me remarquera. Je peux essayer de respirer librement l'air du matin, le parfum des tilleuls qui commencent tout juste à fleurir. Si je marche d'un bon pas, avant que la lumière du jour ne m'éclaire tout à fait, je peux même espérer atteindre le Campo de' Fiori avant que mon escorte ne me rattrape. Je veux poser une main sur la statue en bronze de
Giordano Bruno, pour de nouveau entendre le crépitement des fagots qui brûlé."
Il est bien vite rattrapé par la réalité de sa protection policière....
Où alors quand il parle de ces listes sur lesquelles il figure avec des références aux juges anti-mafia
" Dans le cas de Carlo Alberto Dalla Chiesa, de
Giovanni Falcone et de
Paolo Borsellino, c'est ce même fonctionnement qui a prévalu. L'État s'est effacé, silencieusement mais clairement ; ceux qui voulaient leur mort savaient qu'ils pouvaient les viser. le but des listes est d'isoler le proscrit, de sorte que n'importe qui puisse l'abattre en toute impunité.
Cicéron affirmait qu'être un proscrit était pire qu'être un cadavre. Pour un cadavre, le pire est passé, l'heure a déjà sonné ; mais pour ceux qui figurent sur une liste, l'agonie ne fait que commencer. Et le temps d'attente peut être long. On n'est plus d'un côté mais pas encore de l'autre. Tu n'es pas encore un cadavre, mais tu n'es plus tout à fait vivant non plus ; tu ne peux plus rien faire de ce que font les vivants : tu ne peux pas marcher, tu ne peux pas aller au bord de la mer, tu ne peux pas faire de projets, tu ne peux pas nouer de relations ni espérer te soustraire à la peine. Tu ne peux qu'attendre et jouer aux échecs avec la mort, l'imaginer, la soupeser, la prévoir, sans savoir où et quand elle te tombera dessus. À partir du moment où ton nom apparaît sur une liste, nulle cave, nul couloir, nul porche, nulle crevasse, nulle crypte, nulle forêt, nul tronc creux ne pourra te servir d'abri. Personne ne te donnera asile, personne ne pourra te cacher ni t'offrir une nuit de repos, car même ta mère paierait de sa vie un tel élan."
Roberto Saviano excelle dans ses romans, mais sa plume incisive, tranchante, vive et fait des merveilles dans cet exercice où on ne l'attend pas forcément.
Ce livre est un questionnement permanent, c'est percutant :
" Avant, il arrivait que quelqu'un se demande : comment rendre l'homme heureux ? Aujourd'hui, on ne se pose qu'une seule et même question : comment l'adapter à la productivité du marché mondial ? Puisque nous sommes devenus nous aussi des produits à vendre, que chacun est l'acheteur du temps et des droits d'autrui, nous obéissons tous à ce mécanisme infernal : enfants, jeunes, personnes âgées, pauvres, riches, hommes, femmes, malades ou bien portants, du Nord ou du Sud. Produire, attraper, courir, consommer et détruire. C'est le fouet qui nous frappe tous indistinctement, et on n'a pas le temps de comprendre où la machine se grippe, où notre geste prive de place celui de l'autre et dans quel coin reculé de la planète on joue avec notre vie. Nous avançons les yeux bandés vers un abîme profond, sans jamais voir où notre monde se crée."
C'est un livre à lire et à relire histoire par histoire, chapitre par chapitre, avec attention car la parole et le savoir sont les seules armes qui nous restent.
En parlant de livres on ne peut s'empêcher de penser aux siens quand il écrit :
" Puis, tu comprends que le pouvoir se méfie de ceux qui écrivent, car au fond il se méfie de ceux qui lisent. En eux-mêmes, ceux qui écrivent ne sont pas dangereux, car si personne ne les lit ils ont simplement perdu leur temps. le problème, ce sont les lecteurs. Ceux qui ont du mal à lire se contentent de slogans, de phrases toutes faites, d'icônes et de symboles. le lecteur est un chercheur solitaire, mais celui qui cherche creuse et, à force de creuser, tôt ou tard il trouve.
Ce n'est pas le livre qui manipule le lecteur, souviens-t'en, c'est le lecteur qui manipule le livre. le livre est un instrument que le lecteur utilise pour s'exprimer, sortir du rang, penser et exister. Bien sûr, j'ai écrit ces pages, mais elles n'ont de substance que si elles vont chercher ce qui était tout au fond, ce que tu gardes en toi et qu'ensemble nous sommes en train de faire sortir. D'une certaine manière, je suis celui qui écrit tes mots. Ça ne vaut pas pour tous les lecteurs ni bien sûr pour tous les écrivains. Certes, il y a l'écriture de divertissement, celle qui t'entraîne dans une sorte de fête. Est-elle moins importante ? Absolument pas. Mais elle est beaucoup moins risquée. Elle est acceptée sous toutes les latitudes et à toutes les époques. Amuse ! Récite des poèmes inoffensifs !"
Le final est un "poème compilation", qui rassemble toutes les raisons de crier, une série de commandements profanes, générés à la fin de chaque histoire. Chacun de ces cris étant un leg que Roberto, devenu un homme adulte, laisse à Roberto garçon, lycéen, pour qu'il ne succombe pas au sentiment de vide qu'il ressentira inévitablement face à la laideur, l'injustice, l'indifférence , la violence, mais qu'il peut combler de savoir et par le savoir.
"Écoute-moi : le vide que tu sens en toi, remplis-le de savoir. Car le savoir fournit toujours un chemin préférable à celui que la colère creuse dans ton ventre : un gouffre qui, tôt ou tard, t'avale, après t'avoir mastiqué.
« À beaucoup de savoir, beaucoup de douleur », affirme l'Ecclésiaste. Moi, je te dis ceci : plus on a de connaissances, plus on a d'outils pour comprendre la douleur. C'est à cela que servent les histoires que je t'ai racontées : à augmenter tes dioptries afin que tu comprennes mieux la douleur et que tu ne restes pas immobile. Je sais que l'effet immédiat d'une telle lecture est difficile. On se pose des questions. Quel intérêt y a-t-il à se battre dans un monde aussi tordu ?
Mais, tu vois, savoir d'où vient l'injustice nous aide à comprendre. Et la compréhension augmente la résistance de nos boucliers, elle augmente notre masse musculaire, elle nous donne une autre trempe, ajoute du mortier dans les failles de notre mur protecteur ; elle nous indique la direction, nous rend plus rusés, nous fait deviner le danger, le piège : voir l'injustice stimule notre capacité de survie."
Un livre coup de poing ;
Un livre dur mais nécessaire ;
Un livre comme un acte de courage, de défense, d'attention ;
Un livre comme un acte de rébellion contre une époque qui veut tout faire pour nous habituer à la pensée unique ;
Un livre qui entre en résonance avec
L Histoire actuelle, qu'elle soit italienne ou mondiale ;
Bref un livre de
Saviano
Et comme une réponse à l'auteur MERCI, de nous avoir donné ce livre, de nous avoir donné ces mots. Vos mots.
Les mots de quelqu'un qui a compris que
le bonheur est collectif ou n'est pas, que le bien-être est collectif ou n'est pas, que la liberté appartient à tout le monde ou à personne
En guise de conclusion, comme une voix sortie de l'Histoire, comme une voix issue de l'Italie, comme une voix de retour du Moyen-Âge, comme une voix à méditer :
Hélas ! ne gardez plus le silence, et criez comme si vous aviez mille voix.
C'est le silence qui perd le monde
(
Sainte Catherine de Sienne - Lettre LXXXIV (38). — À UN GRAND PRÉLAT-
Oeuvres complètes - les
Belles Lettres)