Il y a urgence à livre ce magnifique ouvrage de Mathieu Laine au titre oh combien évocateur et en prise direct avec le contexte actuel....
La compagnie des voyants... ou la Compagnie des Voyants
Une différence notoire mais finalement pas tant que ça
Si je me réfère à mon dictionnaire de référence (dans lequel on remonte en plus la généalogie des mots)
Compagnie peut signifier : Présence auprès de quelqu'un ; Réunion, groupe de personnes que rapprochent des habitudes ou des goûts communs ; Corps constitué, régi par des statuts particuliers et réunissant des écrivains, des savants, des artistes, des religieux.
Et quant à Voyants Il s'emploie surtout, comme nom, pour désigner celui, celle qui prétend posséder le don de seconde vue. Ou qui voit en qualité d'adjectif.
L'auteur nous prouve au travers d'un choix de 25 romans incontournables, que certains d'entre nous auront lus ou non, que le roman "révèle ce qui procède du monde, à la fois ce qui s'offre à voir et les ressentis profonds, les complexités intérieures, les reliefs invisibles de la conscience et les tribulations de l'âme, parce qu'il se marie et se modifie, aussi, au regard subjectif de ses lecteurs, à leurs vérités enfouies, à leurs grilles personnelles, le roman sait mieux que tant de formes artistiques percer les blindages et nous donner des ailes. Il porte en lui une lumière, crue ou tamisée, sur les mouvements du temps et les crevasses de l'existence."
En clair leur compagnie monopolise nos émotions, nous déroute, nous propose de nouvelles découvertes
" Lire des romans, aussi futile que cela puisse paraître, offre l'un des meilleurs vaccins contre les agressions frelatées de la bêtise et de la peur."
Quoiqu'il en soit, on pourrait se dire qu'à la lecture de cet ouvrage on pourrait faire l'impasse sur certains des titres mais c'est plutôt l'inverse, tant sous la plume érudite de l'auteur, nos yeux s'ouvrent sur ces livres que l'on pensent connaître.
L'auteur nous aide à voir, voir au delà des mots, au delà des sujets abordés, à voir la force de ces textes, à voir combien la lecture de ces romans, et de manière plus générale la lecture des romans est importante....
Et leur compagnie est importante, ne parle t-on pas d'ailleurs de livres compagnons. Leur présence est essentielle, importante, salvatrice.
"Parce qu'il prend sa source au coeur des hommes, le roman nous livre des clés inégalées.
Dans un monde peuplé de mensonges et de croyances, où les hommes et les nations à nouveau s'éloignent, certains romans sont si puissants, si intemporels, qu'ils nous éclairent d'un feu devenu éternel. C'est sans doute cela, un chef-d'oeuvre, et c'est dans cette fabrique qu'il est plus que jamais nécessaire de nous ressourcer.
Que le livre soit ancien, récent, lourd ou illustré, qu'il tienne dans la poche, les mots couchés sur l'écran ou sur le papier, le livre de fiction ne saurait quitter notre arsenal de résistance. Depuis l'Antiquité qui a presque déjà tout dit jusqu'aux rues contemporaines des derniers romans de
Pamuk, Carrère ou
Houellebecq, il irrigue de sa sève un espace unique de discernement, de réflexion et d'émancipation. Il est l'allié par excellence du processus démocratique et de la liberté politique. Si d'aucuns l'annoncent mort, il ne mourra jamais."
Il est fou de voir certaines publications se télescoper avec l'actualité....
Alors à l'heure où l'on entend parler de réécriture des oeuvres de
Roald Dahl, de
Ian Fleming et maintenant c'est au tour d'
Agatha Christie de se voir "réécrite" .
Voici ce qu'en disait le traducteur
René de Ceccaty :
« C'est effrayant ! » « le grand danger, c'est de vouloir aplanir l'expression littéraire. Comme si une expression littéraire devait être alignée sur une idéologie dominante ! Nous sommes les premiers choqués quand la liberté d'expression est interdite dans les dictatures, mais ce qui se passe dans nos démocraties s'apparente à de la censure. La littérature n'est pas faite pour défendre une sensibilité commune. Ce que je ne comprends pas dans ces révisions – concernant l'orientation sexuelle, des positions politiques ou le rôle de la femme –, c'est qu'on fait comme si l'écrivain avait une opinion dominante qui obligerait le lecteur à penser comme lui. Non ! La fonction de la littérature n'a jamais été d'obliger à penser comme l'écrivain. C'est au contraire la diversité, la pluralité de pensées, d'expériences, d'écritures qui font son intérêt et sa force. »
Et d'ajouter :
"On dirait que notre époque est terrifiée par la puissance de la littérature" . Il évoquait la polémique sur le roman du XVIIIe siècle par Bourdaloue (le plus célèbre des prédicateurs du siècle de Louis XIV) qui expliquait que le roman était dangereux, corrupteur, qu'il fallait absolument interdire qu'on en écrive… Toute son idée était que les romans n'avaient pas leur place car ils poussaient les lecteurs à avoir des visions immorales. On en revient là aujourd'hui. »
Dans son Sermon sur les divertissements du monde (1758), Bourdaloue enjoint au fidèle de ne pas se laisser contaminer par l'esprit du monde que les romans lui transmettent aussi sûrement qu'un virus… « Ayant tous les jours de tels livres sous les yeux, et ces livres étant aussi infectés qu'ils le sont, il n'était pas naturellement possible que vous n'en prissiez le venin et qu'ils ne vous communiquassent leur contagion », écrit-il, avant de s'exclamer : « Vous avez des enfants. […] Ce ne sont encore pour eux que des divertissements, mais attendez que le feu soit allumé. […] Sera-t-il temps alors d'arrêter l'embrasement ? »
Une question que l'on pourrait retourner aux esprits bien-pensants qui jugent bon de manipuler les oeuvres pour les réécrire à leur goût."
Alors plutôt que de jouer la solution de simplicité, qui consiste nettoyer, effacer, pourquoi ne pas choisir un chemin certes plus ardu, celui qui consiste à penser, à réfléchir, à se libérer et à voir. Soyons voyants et devenons voyants.
En plongeant avec l'auteur, on plonge à la rencontre de la liberté, . Alors comme un ultime don de voyance Mathieu Laine ajouté la liberté à la phrase de
Flaubert : "Lisez pour vivre" libre !
Et rejoignons la Compagnie des Voyants, à moins que nous n'en fassions déjà partie.
Et soyons comme
Italo Calvino dont je garde toujours à l'esprit cette phrase de "
Si par une nuit d'hiver un voyageur" et que je trouve absolument magnifique (et que l'auteur reprend si justement dans son avant-propos) :
"Chaque fois que je tombe sur un de ces petits grumeaux de sens, je dois creuser autour, pour voir si la pépite ne s'étend pas en un filon. Ma lecture n'a pour cette raison pas de fin : je relis et je relis, cherchant chaque fois entre les plis des phrases la preuve d'une découverte nouvelle"