Amos Oz avait dit quelque part que c'etait ce livre qui l'avait convaincu a ecrire sur son kibbutz et ses droles de pionniers. Puis j'ai lu un peu partout que nombre d'ecrivains americains l'avaient acclame, le tenaient pour modele. Quoi de plus convaincant? Mais comme une critique (ou plusieurs?) sur ce site pestait contre sa traduction francaise, je me suis decide pour le v.o.
C'est un livre de nouvelles qui devient, page apres page, roman. Une collection d'estampes dont l'ensemble vaut beaucoup plus que la somme de chacune d'elles. 22 estampes, 22 pieces d'un puzzle, qui une fois emboitees les unes aux autres, esquissent une petite ville de province americaine du debut du 20e siecle, son mode de vie, ses relations sociales, chaque piece portrayant un de ses habitants, et des qu'on l'accole a une nouvelle piece devoile les contacts, les interferences, les relations entre elles.
Chaque piece ajoutee approfondit l'image de cette petite communaute a moitie rurale, avec ses riches et ses pauvres, ses entoures et ses esseules, qui se depetrent pour traverser des journees qui semblent toutes egales, toutes egalement alienantes, cherchant tout le temps ce qui pourrait ebouriffer une routine deprimante, cherchant a fuir cette routine, et les plus jeunes cherchant simplement a fuir, ailleurs, vers les grandes villes de la region.
Toutes ces estampes sont des portraits de gens en situation de brisure, et ce qui les unit est la figure omnipresente d'un jeune journaliste du lieu, George Willard, qui recueille des fois les confessions des uns et d'autres fois s'arrange pour etre temoin de leurs petits drames. le tout raconte par un narrateur omniscient qui nous est presente en debut du livre, dans la nouvelle "The book of the grotesque", ou un vieil ecrivain se rememore sa jeunesse, les gens qu'il avait connu alors, et decide d'ecrire ces souvenirs. “Tous les hommes et les femmes que l'ecrivain avait connus etaient devenus grotesques. Pas tous n'etaient horribles. Certains etaient amusants, d'autres presque beaux. [...] C'etaient les verites qui rendaient les gens grotesques. Chaque fois que quelqu'un s'appropriait une verite, l'appelait sa verite et tachait de vivre d'apres elle, il devenait grotesque et la verite qu'il avait embrasse devenait une faussete”.
Mais ce preambule ne predit pas la suite. Anderson traite tous ses personnages avec une grande compassion, avec beaucoup d'empathie. Aucun d'eux n'est ebauche a grande brosse. Aucun d'eux n'es
t archetypique. Chacun d'eux a une histoire profondement humaine a raconter, meme s'il ne trouve pas toujours les paroles pour le faire. Tous ou presque tous nous sont presentes en attente d'un changement, ou en etat de crise permanente, ou au moment ou une crise eclate, dans leurs questionnements, leurs embarras, dans leur desarroi, dans leur denuement plus souvent psychique que physique, dans leur force ou leur abattement, leurs efforts de surmonter la tempete de leurs emotions, dans leurs cauchemars, dans leurs espoirs. Et je ne peux en aucun cas inclure ici des mots comme bonte ou perversion.
Tous ces personnages deambulent dans une ville qui devient tres presente pour le lecteur. Sa grand-rue, les rues attenantes et derriere elles des ruelles pas toujours pavees, ses quelques mansions bourgeoises et ses nombreuses baraques branlantes, ses institutions: la gare ferroviere, l'hotel, l'eglise presbiterienne, le siege du journal local, la banque, quelques commerces, les bars ou on se reunit. Quittant le centre, le terrain de foire, des parages ou l'on se promene quand on sent le besoin d'intimite personnelle ou sentimentale, un petit bois, une riviere, et des fermes alentours cultivant du mais et des fraises. Une cartographie tres detaillee, un croquis qui revele l'ame d'une ville.
Les personnages s'y cotoient et plusieurs apparaissent non seulement dans la nouvelle qui leur est consacree mais dans celles d'autres. Celui qui s'immiscue presque partout est le jeune journaliste. Il n'a pas encore 18 ans et s'il ne comprend pas toujours ce qui se passe autour de lui, tout l'emeut, tout l'influence, et ne manquent pas ceux qui tiennent a lui administrer des conseils. A travers les autres nous le suivons, nous partageons ses surprises, sa confusion, ses doutes, mais aussi ses aspirations, ses joies, ses amourettes, et nous le voyons peu a peu s'affiner, s'affirmer, en un mot grandir, jusqu'a ce que dans la derniere nouvelle, qui lui est pleinement consacree, “Departure”, il quitte Winesburg pour s'eclore ailleurs. Il est devenu un homme et ce recueil de nouvelles est devenu un bildungsroman, un roman d'apprentissage ou plutot de formation. le jeune homme deviendra ecrivain, interiorisant ce que lui avait dit sa maitresse, Kate Swift: “le plus important est que tu apprennes a savoir ce que les gens pensent, pas ce qu'ils disent”, et ce que lui avait lance le reverend Curtis Hartman en un moment d'exaltation: “tous, en ce monde, sont Christ et sont crucifies”. Est-ce que le jeune homme est devenu
Sherwood Anderson? Si oui, il a bien retenu que tous, en ce monde, ont une etincelle divine, que tous ont droit a sa comprehension et aucun a son mepris.
Alors? Un recueil de nouvelles? Un roman? Un grand livre en tous cas. Un livre optimiste malgre les crises qu'il met en scene. Et qui n'aura pas fait que des admirateurs mais aussi beaucoup d'enfants, beaucoup d'emules, depuis George Milburn dans les annees 30 jusqu'a Elizabeth Trout en ce 21e siecle. Je vais me pencher maintenant sur eux. Pour honorer Anderson a ma maniere.