Un pamphlet tonique, tout d'humour et d'érudition, contre la suprématie de l'art moderne de la dégustation du vin, et la standardisation du buveur qui en découle presque nécessairement.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/12/21/note-de-lecture-quest-ce-que-boire-francois-caribassa/
Publié en 2017 dans la collection Manger Penser de l'excellent et souvent iconoclaste éditeur de gastronomie Menu Fretin, «
Qu'est-ce que boire ? », le petit ouvrage du bistrotier, esthète et scénariste éclectique
François Caribassa est un pamphlet vigoureux, joyeux et extrêmement bien documenté. Pour dénoncer avec humour et science la mainmise de la dégustation, en tant que (quasi) phénomène total au cours des trente ou quarante dernières années, en France et ailleurs, sur la consommation et l'appréciation du vin, il puise avec une grande efficacité (et une culture générale et particulière qui impressionne à chaque pas) dans l'histoire, dans la sociologie, dans l'esthétique, dans l'économie, dans la philosophie et dans la gastronomie elle-même, critique ou pratique, de quoi nous donner à réfléchir sur la manière dont une critique philosophique du jugement de goût, en matière de vin, et qui ne se limiterait pas à une dérivation de «
La distinction » de
Pierre Bourdieu, doit s'imposer à nous pour notre propre salut d'amatrice et d'amateur n'aimant guère les injonctions et les automatismes, qu'ils soient feutrés et insidieux ou nettement plus directs.
En décortiquant les caractéristiques techniques de la dégustation et en les passant au crible des analyses socio-esthétiques de
Christopher Lasch, en traquant la manière pas si innocente ou inadvertante dont le nez s'est imposé face aux autres sens dans l'approche canonique moderne, ou dont la force a dominé d'autres caractéristiques historiquement beaucoup plus ancrées, en pesant les enjeux qui se sont glissés plus ou moins insidieusement au fil des années derrière l'usage critique des appellations, des terroirs ou même des cépages, en allant chercher un secours onirique du côté de
Gaston Bachelard et de
Jean-François Billeter, en éclairant les récits historiques entourant les monstres sacrés de l'oenologie et de la dégustation que furent
Jacques le Magnen,
Max Léglise,
Jean Lenoir, Émile Peynaud ou
Jules Chauvet, en nommant les enjeux économiques parfois terriblement guerriers qui irriguent certaines batailles du goût, en mobilisant aussi habilement le savoir rebelle de vignerons et cavistes tels que Michel le Gris,
François Caribassa déconstruit avec brio la standardisation du buveur qui a été à l'oeuvre, tout ce temps, derrière la montée en puissance de la dégustation. Et c'est bien ainsi que cette lecture n'est pas du tout anodine, mais bien décisive et émancipatrice, dans un domaine peut-être inattendu mais ô combien significatif dans nos vies : refaire de nous des buveuses et des buveurs joyeux et légers, curieux et libres, se soustrayant à l'esprit de sérieux, d'obligation et de productivisme économique qui rôde, est encore et toujours un enjeu particulièrement digne de notre attention.
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