Edition présentée, annotée et commentée par
Romain Lancrey-Javal, professeur au lycée
Fénelon, à Paris
ISBN : 9782035866004
Il fallait bien que cela arrivât . Depuis les profondeurs de ma 3ème - en 1974 - nos chemins ne s'étaient plus croisés sauf l'allusion que fait
Faulkner à son sujet en décrivant le Popeye de "
Sanctuaire" et puis, ma fille cadette arrivant en Terminale littéraire (bon sang ne saurait mentir ), j'ai revu - et relu - "
Madame Bovary." - "Vous n'avez pas pris une ride, ma chère," lui ai-je dit et j'étais sincère. "Si je pouvais m'être aussi bien conservée ... - Mais vous, ma chère, si vous avez changé, je sais que ce changement vous permettra de mieux parler de moi et de me rendre justice. Mais pour l'amour du ciel, dites-moi : M.
Flaubert a exagéré, je n'ai pas ses moustaches ? ..."
Emma Rouault, épouse Bovary, l'un des personnages les plus narcissiques de toute notre littérature et aussi l'un des plus attachants. Car le lecteur ne met pas longtemps à comprendre que, bien que n'ayant jamais manqué de rien sur le plan matériel en cet univers, elle est née avec une tendance à la rêverie, un amour de la chimère que toute jeune fille connaît (si, si, même de nos jours ! ) mais sans l'agent qui aurait équilibré tout cela. En général, c'est à la mère que revient cette mission de maintenir l'enfant, puis l'adolescent, dans la réalité : or, Mme Rouault décède alors que sa fille est encore bien jeune et l'on peut dire que, du jour de ce décès, les chiens du déséquilibre sont lâchés.
Autrement dit, le drame peut commencer : tout est en place.
Adorée par son père, un paysan riche mais sympathique, Emma reçoit une éducation "pour demoiselles de bonne famille", dans un couvent où le parfum des cierges, les volutes de l'encens et les chants cristallins des nonnes et de leurs élèves entrouvrent pour elle une porte sur un mysticisme et une foi qui, à une certaine époque, auraient peut-être pu la sauver du suicide. Plutôt bonne élève, elle aime ce qui fait rêver et par-dessus tout les romans (même si, en principe, ce genre d'ouvrages est interdit au couvent à moins qu'il ne s'agisse d'histoires pieuses et édifiantes.) le problème, c'est que cette pénurie, même si elle part d'un sentiment louable, ne fait qu'aggraver les choses parce que les histoires d'amour édifiantes, dans la vie, que ce soit sous le règne de Charles X ou de nos jours ... Vous en avez déjà connu beaucoup, vous ? Seulement, à l'époque, il est strictement interdit de prévenir les jeunes filles qu'on leur ment et que, à l'extérieur du couvent, l'attendent des jeunes gens, rustauds ou gandins, peu importe, mais qui, en les épousant, les traiteront (sauf exceptions rarissimes, mais qui existent) comme des morceaux de viande doublées d'excellentes ménagères mais à qui, surtout, surtout, il ne faut pas parler plaisir. du moment que l'homme, lui, a son plaisir, la femme peut aller se faire... voir. :o)
C'est l'usage. (D'ailleurs, de nos jours, pour certains, l'usage a-t-il tellement changé ? ) Pour Emma, l'"usage" est un peu plus compliqué, d'ailleurs. En effet, elle épouse Charles Bovary, officier de santé, un brave garçon qui n'a pas inventé le scalpel mais qui, à défaut d'une intelligence réelle et d'une beauté qui eût arrondi certains angles, aimera vraiment, réellement Emma. A ceci près que, charnellement, ils ne s'entendront jamais, ce qui est déjà un très mauvais point de départ, surtout pour la femme, le mari ayant, par nature, une tendance très nette à se prendre pour un véritable champion en matière sexuelle . Mais le plus grave, finalement, c'est peut-être que notre Emma, si tête de linotte et si égocentrique qu'elle soit, est tout de même une nature plus fine, plus exigeante que Charles. Elle se résignerait sans doute à tout ce côté détestable du mariage si au moins son mari avait non pas du charisme, mais plus de personnalité. Or, elle le découvre avec horreur d'année en année, c'est un faible, c'est un mou, une nullité, l'humiliation finale étant atteinte avec l'échec de l'"opération" du pied-bot d'Hippolyte.
Un faible honteusement dominé par sa mère qui, d'ailleurs, lui a fait épouser en premières noces une certaine veuve Dubuc, qui avait du bien et au moins vingt ans de plus que lui. Et Charles a dit : "Oui, Maman", comme il continuera à le dire lorsqu'Emma aura le dos tourné. Autrement, c'est : "Oui, Emma" ou "Oui, chérie". Charles est une bonne pâte et ce n'est certainement pas sa faute si sa première épouse est morte, après avoir appris une ruine qui a mis aux cent coups Mme Bovary Mère. Certes, Charles avait commencé à se rapprocher des Rouault - le père avait été son patient - mais eût-il divorcé après la ruine de sa femme, c'eût été certainement pour obéir à "Maman" et non par méchanceté. Disons-le à sa décharge : il y a gros à parier que ce faible aurait d'ailleurs commencé par refuser et même essayé de lutter contre la volonté maternelle. Mais la Mort a tranché - et c'est peut-être plus heureux pour la défunte.
Jeune, jolie, narcissique, aspirant à
une vie qui n'existe que dans les romans ou alors chez les gens titrés et qui ont de l'argent, Emma, elle, n'est pas heureuse.
Freud était bien loin de pouvoir établir ses théories sur l'Inconscient mais, plus on avance dans la connaissance d'Emma, et plus le lecteur moderne discerne en elle la faille, probablement due, en tous cas largement renforcée par la mort précoce de la mère.
Pour pallier son éternel ennui et la routine d'
une vie qu'elle tient pour miteuse, Emma, qui n'a aucun sens maternel, place sa petite Berthe en nourrice et se distrait comme elle peut. Pour reprendre une expression qui dit bien ce qu'elle veut dire, elle se fait son petit cinéma. A Yonville-L'Abbaye, où Charles a emmené sa petite famille dans l'espoir de voir s'améliorer ce que l'on n'appelle pas encore une dépression mais un mal "nerveux", mal dont souffre sa femme, elle attire l'attention du clerc de notaire, Léon Dupuis, un petit jeunot qui, au départ, est persuadé qu'elle ne prête aucune attention à lui. Ce qui, d'ailleurs, est vrai. Maigrelet, provincial, timide, Léon n'a pour l'instant rien pour plaire à Mme Bovary. Puis, elle commence à se rendre compte de certains regards et elle s'abandonne aux charmes du flirt. Mais Léon l'aime-t-elle ? Ne se fait-elle pas des idées ? Et le voilà qui s'en va poursuivre ses études à Paris ! Ah ! le drame ! Quel drame !
Pour la première fois, le lecteur commence à sentir combien Emma, sans en avoir nettement conscience, est heureuse dans le Drame.
D'ailleurs, elle oublie bientôt Léon et tombe carrément dans les bras de Rodolphe, symbole triomphant du "macho" comme
Maupassant en a croqué des milliers. Oh ! ce n'est pas le méchant garçon, que ce Rodolphe et il est indéniable, même si
Flaubert ne nous le dit pas carrément, que, au lit, il ne doit pas être égoïste avec ses partenaires. Mais quel choc justement, pour Emma, habituée à la tiédeur sans imagination des étreintes de son époux ... C'est une révélation, un véritable coup de folie et comme Emma est incapable d'agir "normalement", elle se fait collante, possessive, jalouse ... tout le contraire de ce qu'il faut se montrer avec un homme comme Rodolphe. Finalement, elle en vient à ne plus supporter le pauvre Charles et, sans se soucier de lui abandonner leur fille, elle n'arrête pas de tanner Rodolphe avec des projets de fuite au bout du monde. Sans se soucier, comme d'habitude, de l'avis de son partenaire, elle fait mieux : elle prépare tout, malles et sacs de voyage, elle paie avec des billets à ordre : elle a perdu la tête ... et d'ailleurs, elle s'en fout !
Mais la sienne, de tête, Rodolphe, lui, l'a toujours sur les épaules et, s'il prend la fuite, c'est sans Emma et pour retrouver la paix. Dommage ! Il l'aimait bien, cette femme mais vraiment ! Quelle furie ! Quelle panthère ! Si peu raisonnable ! Comme tout le monde dans le roman, Charles y compris malgré ses études de médecine, Rodolphe ignore qu'Emma est incapable d'accepter la routine même si on la satisfait au lit. Au-delà la satisfaction charnelle, c'est le Rêve, la Chimère, la Passion tout entière qu'elle veut, qu'elle exige d'une existence qui fait rarement de tels cadeaux - ou alors qui les fait dans l'esprit des Grecs, abandonnant derrière eux leur célèbre Cheval de bourré de guerriers sanguinaires.
Passé le premier choc du départ de Rodolphe, Emma retombe dans sa dépression quasi permanente, dépression que les ennuis d'argent n'arrangent guère. Charles, à nouveau, s'inquiète et, sur les conseils de l'inénarrable pharmacien Homais, l'emmène au théâtre, à Rouen, assister à une représentation de "Lucie de Lammermmoor", d'après
Walter Scott, auteur très en vogue à l'époque et l'un des favoris de la jeune femme. (Précisons que Lucie finit plutôt mal : folle et meurtrière. A croire que le seul personnage intelligent de "
Madame Bovary" est l'héroïne elle-même. Car expédier une personne triste et déprimée assister à une représentation de "Lucie de Lammermmor", ce n'est vraiment pas très malin ... ) Et sur qui tombent-ils ? Sur "M. Léon" que son étude parisienne a expédié à Rouen pour régler une affaire. Léon, lui, a bien changé, il s'est .... "emparisianné", si j'ose dire. A tel point que, de fil en aiguille, c'est dans un fiacre clos, roulant en plein jour sur les pavés de Rouen, qu'il concrétise sa liaison avec une Emma Bovary toute bouleversée - elle ne pensait pas qu'on pût éprouver un tel plaisir dans un simple fiacre.
Et tout recommence ... Au début, tout est beau, tout est superbe, tout est merveilleux. Et puis arrive la jalousie. Et ensuite les prédictions incantatoires du style : "Tu me quitteras ! Tu te marieras ! Tu en aimeras une autre ! Tu l'aimes déjà, peut-être !"
Le Drame ! Emma est dans son élément mais pas Léon qui commence à envisager la même solution que Rodolphe. Il aide cependant Emma à obtenir une procuration qui lui permettra, à elle aussi, d'avoir un droit de regard sur l'héritage du Père Bovary, manne sonnante et trébuchante qui vient de tomber à point et puis ...
Dois-je conter la fin ? Cette fin que tout le monde connaît ? Ce lit de mort sur lequel Emma, allongée dans sa robe blanche de mariée, lorsque les pleureuses lui soulèvent la tête pour mieux placer le voile, vomit ce liquide noir qui impressionna tellement
Faulkner qu'il devait s'en servir plus tard pour définir son Popeye ?
Dois-je aussi rassurer les rares personnes qui s'inquièteraient de la décoration si attendue par M. Homais - et sur l'obtention de laquelle se termine ce chef-d'oeuvre de
Flaubert, l'autre étant pour moi, dans un mode en apparence plus mineur, et bien qu'inachevé, l'incontournable "Bouvard & Pécuchet" ?
De nos jours, Emma aurait pu être plus heureuse. Si l'on avait diagnostiqué ce fond dépressif issu de l'enfance et de la mort de la mère. Pour son narcissisme, je ne sais pas par contre si l'on aurait pu faire grand chose. Mais peut-être ... Comme on se dit que; si elle avait eu, pour l'écouter dans le roman, une oreille plus intelligente que celle de l'abbé Bernisien, les choses eussent pu prendre une voie moins sinistre que l'arsenic. Signalons au passage que tant le clérical abbé Bernisien que le voltairien (ou prétendu tel) Homais sont ici renvoyés dos à dos par un
Flaubert qui a certainement hésité à se demander auquel il décernerait le Prix de la Sottise. (Moi, je n'ai pas réussi, je l'avoue. )
"
Madame Bovary" : un grand roman et un personnage qui mérite mieux que sa réputation. Ecoutez-la s'exprimer, qui balbutie, hésite, pleure vraiment, s'interroge, ne sait plus ... , mais entre les lignes. C'est là qu'elle nous parle le mieux, c'est là qu'elle est enfin elle-même, la véritable Emma, la petite fille perdue qui ne sait pas quel chemin prendre et qu'un Destin implacable, jouant de son égocentrisme il est vrai exaspérant, guide toujours vers l'abîme - mais aussi, compensation d'importance tout de même, vers la célébrité littéraire mondiale. :o)