Lire était pour lui davantage qu'un processus d'identification ou la joie de découvrir une pensée étrangère : c'était une autre forme de vie qui, se déployant sans heurt dans l'espace de l'esprit, le menait à toutes les souffrances et délices imaginables.
C'était la coutume des chefs de section de la troisième compagnie que de passer en société les heures précédant le crépuscule. A ce moment de la journée les nerfs étaient alertes, les petits riens reprenaient tout leur prix et étaient passés en revue en d'interminables conversations. Si c'était au matin que l'on se rencontrait, après des nuits passées dans la pluie, le feu, et mille excitations diverses, toutes les pensées n'étaient qu'aigreur et incohérence, on s'ignorait avec morosité ou explosait au moindre malentendu avec une violence qui en temps de paix eût occupé pour des semaines un tribunal d'honneur.
Du moins la vie des sens était-elle devenue plus intense. Cela se sentait rien qu'au rythme du soufle quand on guettait l'ennemi. On n'était plus alors que muscle tendu, regard tendu, oreille tendue. Qui aurait rêvé de telles émotions, il y avait seulement deux ans? Quelle en était l'origine profonde? La patrie? Bien sûr, Sturm lui aussi avait cédé à l'ivresse de 1914, mais ce n'était qu'en faisant abstraction de l'idée de patrie que son esprit pressentait la force qui le poussait dans toute sa violence. Les hommes des différents peuples lui paraissaient désormais comme des amoureux qui ne jurent que par une seule bien-aimée, sans savoir qu'ils sont tous possédés par un amour unique.
Chaque fois qu'un projectile tombait près de lui il se couvrait les yeux d'une main, avec la claire conscience que ce geste était absurde. Car si le sort voulait que le trou soit touché, ce n'est pas sa main qui le protégerait. Cette grêle d'acier était de force à traverser non seulement sa main, mais aussi ses yeux et tout son crâne. Et cependant à chaque fois il répétait ce geste, et y trouvait un soulagement.
Il y avait des jours où tout vous réussissait, où comme une batterie prête à faire feu l’on irradiait la force. Le destin n’était plus alors une route incertaine que l’on considérait avec inquiétude, arrêté aux carrefours de la vie, mais un jardin merveilleux dont on ouvrait triomphalement les portes et cueillait d’une main assurée les fleurs et les fruits.
Dans son nouveau roman "Le barman du Ritz", l'homme de radio, Philippe Collin, nous plonge dans la période de l'Occupation française. Imaginez un rendez-vous de hauts dignitaires nazis, de personnalités à la mode, de collabo et de résistants qui se croisent autour d'un verre sous l'oeil d'un barman virtuose, Frank Meier, un agent double à ses heures perdues. Dans le bar du grand palace de la place Vendôme, qui bénéficiait d'un statut spécial lui permettant de rester ouvert, on y croisait entre autres, Jean Coctzau, Gabrielle Chanel, Sacha Guitry, Barbara Hutton, Ernst Jünger ou Hermann Göring. Pendant ces années sombres, l'élite parisienne se retrouve donc à trinquer avec les SS. Et pour servir ce petit monde, Frank Meier, un fils de prolétaire juif, né en 1884 et issu du Tyrol autrichien. Expatrié aux Etats-Unis, il va rejoindre un hôtel de luxe de New-York et gravir les échelons jusqu'à devenir l'un des papes des barmen, avant de finalement rentrer en France. Naturalisé Français grâce à sa participation à la Première Guerre mondiale, il atterrit ensuite au Ritz en 1921. Derrière son bar, métaphore d'une ligne de front, il voit alors l'arrivée des Allemands dès 1940. Dans ce palace, véritable modèle réduit de la France occupée, il assiste en tant que spectateur, puis acteur de cette partie sombre de l'Histoire. Une question se pose alors : comment réagir ?
Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/
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