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Philippe Bataillon (Traducteur)
EAN : 9782020238052
176 pages
Seuil (01/01/1998)
3.6/5   52 notes
Résumé :
Sous couvert d'une histoire policière qui met en scène un commissaire confronté à un serial killer de vieilles dames, Juan José Saer a construit un roman étourdissant où, finalement, la seule enquête consiste à savoir ce qui est réalité et ce qui ne l'est pas. Ou plutôt, consiste à savoir ce qu'il y aurait de réel dans la fiction et de fictionnel dans la réalité. L'Argentin investit d'abord le XIe arrondissement parisien, cher à Pennac.C'est l'hiver, la neige menace... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (17) Voir plus Ajouter une critique
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Il me tardait de découvrir l'univers de Juan Jose Saer, le grand romancier argentin. L'enquête (1994) est un roman gigogne ludique qui révèle la difficulté à saisir la vérité parmi différents récits/versions. L'écrivain joue avec les codes et les personnages familiers du récit policier ainsi qu'avec la patience du lecteur en créant de multiples fausses pistes narratives toutes accompagnées de digressions bien intéressantes. Il y est souvent question de solitude, de mémoire, d'exil et d'amitié. le roman s'agrandit, se complexifie, les énigmes se multiplient. Saer s'amuse à nous perdre, jusqu'à la fin. L'écriture, presque toujours narrative, est sinueuse et précise, au service du propos.
Dans le premier récit nous tournons en rond à Paris plus précisément dans le XIe arrondissement en compagnie du commissaire Morvan un dimanche de décembre glacial juste avant les fêtes de Noël. Vingt sept petites vieilles ont été violées et assassinées sauvagement. Morvan responsable de l ‘enquête piétine lamentablement, pourtant il lui semble sentir l'ombre du tueur tout près. Il rappelle beaucoup Maigret ce Morvan avec son lourd pardessus et son pas lent mais il est divorcé, plus tatillon, beaucoup plus tourmenté par l'enquête mais aussi par un douloureux secret. Il a par moments des hallucinations dans lesquelles il perçoit des monstres de la mythologie grecque. Morvan est secondé par son ami le commissaire Lauret chargé en particulier de donner des informations aux médias.
Dans le second récit, nous sommes en Argentine en mars, il fait une chaleur encore estivale et l'on boit beaucoup de bières (sans faux col). Pigeon l'exilé revient au pays natal pour un bref séjour à Santa Fé . Son vieil ami Tomatis l'accueille, l'entraîne au restaurant et lui présente Soldi un autre ami. Pigeon raconte alors l'histoire du meurtrier en série parisien aux deux autres. L'affaire a fait la une de tous les journaux. Mais Tomatis et Soldi s'intéressent davantage à un manuscrit anonyme inédit retrouvé dans les papiers de Washington Noriega un écrivain décédé. Julia la fille de ce dernier refuse de s'en séparer. Les trois amis partent en bateau à sa rencontre, le long du fleuve Parana. Pigeon essaie de retrouver les sensations éprouvées avant son exil. Selon Soldi le manuscrit, pardon le dactylogramme intitulé « Sous les tentes grecques », raconte un épisode de L'Iliade avec deux personnages mineurs : un vieux soldat et un jeune soldat, qui confrontent leurs expériences et leurs informations sous les murs de la ville de Troie assiégée, avant que le cheval ne passe les murailles.  

Il me reste à remercier mes amis Creisifiction  et Horde du Contrevent pour m'avoir fait découvrir ce grand romancier argentin que je retrouverai avec beaucoup de plaisir.
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Où suis-je, où vais-je, dans quel état Saer ?

Si je n'avais pris l'habitude de rendre compte ici de mes lectures, pour peu que j'imagine avoir quelque chose d'un peu original à en dire, pour être franc, j'aurais laissé tomber L'enquête.

À la différence du style éblouissant de L'ancêtre, les longues phrases ne s'écoulent pas, elles charroient, méthodiquement, laborieusement, comme pour épuiser le sens et s'épuiser elles-mêmes. Elles dessinent le personnage d'un policier, personnage de papier qui n'a pas plus l'étoffe du réel que l'enquête sur les horribles assassinats de « petites vieilles » perpétrés à Paris par une « ombre inhumaine » surnommée le « monstre de la Bastille ». Et au détour d'une phrase (si ce n'est au milieu), on passe à trois argentins, dont un (Pigeon, le jumeau de Chat, parait-il disparu), de retour de Paris, les trois réunis par un texte, le dactylogramme détenu par la fille d'un quatrième, décédé. Les deux récits sont juxtaposés puis s'articulent. Des deux l'un paraît mener l'autre.

Vous me suivez ? Je peine mais je résiste. Et comme l'alpiniste sur un à-pic aux prises incertaines, je m'accroche et de l'effort vient le plaisir. Je suis pris par la charade, l'énigme littéraire proposée par Juan José Saer, par sa « prosodie énigmatique ».

D'un côté des policiers, de l'autre des exégètes, mais c'est moi qui enquête : quel est le mystérieux objet du dé-lire ?

« Comme chez tout enquêteur véritable, quel que soit le champ auquel il l'appliquait, la passion de la vérité dominait en lui le bouillonnement des autres passions, mises en sommeil par l'urgence impassible de savoir. »

Je relève des indices, je fais des hypothèses. Pas de quoi instruire un procès, juste assez pour nourrir mon témoignage — pensais-je.
Je prends des notes pour me retrouver dans ce jeu de piste, de signes et de simulacres, qui recouvrent le réel si tant est que…

« Quoi qu'il se passe, si tant est qu'il se passe encore quelque chose dans ce qu'on appelait autrefois le monde réel, il suffit de savoir ce qui doit être dit sur le plan artificiel des représentations pour que chacun se trouve plus ou moins satisfait, avec l'impression d'avoir participé aux délibérations qui modifieraient le cours des événements. »

Je le prends pour moi, ce n'est pas très encourageant...

Une histoire de vérité, de fiction, de glissements de l'une à l'autre, de noeud inextricable, qui part en confettis, flocons, papillons blancs...
Jeux de dupes, de doubles, de dédoublement, de redoublement, de retournement, et peut-être aussi jeu dialectique, les deux récits en esquissant un troisième, « Sous les tentes grecques », qui pourrait être à la fin de L'Iliade avant qu'un Cheval de Troie ne pénètre et fasse chuter la cité. Deux soldats montent la garde. « Le Vieux Soldat détient la vérité de l'expérience et le Jeune Soldat la vérité de la fiction. » Jamais identiques, de natures différentes, pas forcément contradictoires.

À la longue, j'espère relier les fils, mais j'arrive à la fin. À ce qui ressemble à la fin : je n'ai plus de page à tourner. le meurtrier est dévoilé, ou pas. C'est selon. de toute façon je m'en fiche, je sais bien que ce n'est pas important, en tout cas pas intéressant.

Alors quoi ? Les labyrinthes ont un principe : pour s'en échapper, on cherche un sens refusé tant qu'on est dedans, condamné à l'errance ; le sens ne se livre qu'une fois sorti, en surplomb.

Je cherche encore.
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Paru en 1994 en espagnol et dès 1996 en français, c'est l'un des derniers romans de l'auteur argentin. Deux textes le composent, se succèdent, s'entremêlent, l'un devenant une partie de l'autre. Cela commence comme un roman policier, avec ses codes, ses spécificités rapidement reconnaissables par le lecteur. Morvan mène une enquête, une traque, pour essayer de déjouer les agissements d'un dangereux tueur de vieilles dames. Les cadavres s'amoncellent, et la police, malgré toute son implication, semble impuissante. le deuxième récit met en scène Pigeon Garay, un personnage récurrent chez Saer. Il est de retour en Argentine, pour régler des histoires d'héritage. Il retrouve des amis, mais il a du mal à éprouver une réelle émotion à vivre ce retour. Tout lui paraît comme étranger. Son ami Tomatis l'amène voir la fille d'un écrivain disparu, un manuscrit a été retrouvé, peut-être génial, en tous les cas très mystérieux, mais la fille refuse qu'il sorte de la maison. Il raconte un moment de la guerre de Troie, un dialogue entre deux soldats, un qui a vécu la guerre et l'autre qui vient d'arriver. On finit pas comprendre que le premier récit, celui de la traque policière, est raconté par Pigeon Garay à ses amis.

C'est le roman de l'entre deux, entre Paris et l'énigme policière, et l'Argentine et l'énigme du retour. Même en Argentine Pigeon Garay est encore à Paris. Comme Morvan qui navigue entre Paris et une ville mystérieuse qui hante ses rêves, aussi réel que la première. C'est le roman de la dualité absolue. Tout semble avoir son double. Pigeon a un frère jumeau disparu, Morvan son assistant, Lautret, les deux soldats grecs se complètent.

C'est aussi le roman de la fiction, de sa toute puissance, de sa réalité propre. le récit de Pigeon est censé raconté un fait divers, mais à quel moment devient-il une création du narrateur ? A quel moment ses auditeurs se l'approprient ? Qui a écrit le mystérieux texte Sous les tentes grecques ? Texte qui questionne le statut de témoin et affirme le primat de la fiction, de la reconstruction. Les différents plans de la réalité se superposent, coexistent, incompatibles et pourtant indispensables chacun à sa façon. L'enquête policière qui respecte pourtant toutes les règles, qui fournit les pistes attendues, les suspects logiques, est déroutante avec ses surprises, ses retournements. Toujours décevants, jamais totalement certains. le jeu des inversions pourrait se poursuivre, sans jamais aboutir à une véritable certitude. L'auteur a en principe le pouvoir de fixer la vérité, d'arrêter à un moment le jeu des possibles. Mais détient aussi la possibilité de ne jamais trancher vraiment, de laisser le lecteur dans le doute. Ou avec ses certitudes propres, qui ont autant de poids que celles de l'auteur.

C'est fascinant, dérangeant, brillant, questionnant. Saer a vraiment son univers, d'une densité rare.
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Avec un titre pareil, L'Enquête, et le quatrième de couverture qui vous parle d'un commissaire Morvan, qui vous fait immanquablement penser à Maigret, n'allez pas croire qu'il s'agit d'un roman policier au sens propre du terme. J'ai du reste trouvé ce roman à la table littérature étrangère de ma librairie et c'est là sa juste place.

Pour ceux qui connaissent l'auteur, j'avais lu Glose auparavant, ce livre-ci est plus facile d'accès mais également plus déroutant, car balançant clairement entre littérature classique et policière. Néanmoins, l'auteur nous emmène dans un récit fort ludique, transparent dès les premières pages et l'intérêt, me semble-t-il, est avant tout littéraire.

Cet opus-ci m'a tout autant plu que Glose, dans un registre différent. Vraiment, un des auteurs sud-américains, et plus particulièrement argentin, qui vaut le détour.
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Dans l'atmosphère tumultueuse de Paris qui précède Noël, le commissaire Morvan enquête pour retrouver un tueur en série, bourreau de vieilles dames, qui a déjà assassiné vingt-sept d'entre elles dans le même quartier. Hélas Morvan piétine, sans l'ombre d'une piste, tout en sentant confusément que la solution est très proche de lui.

«Il se sentait amer et lucide, troublé et en alerte, fatigué et déterminé. En vingt ans d'une carrière exemplaire dans la police, le commissaire Morvan n'avait jamais eu l'occasion d'affronter une telle situation : l'homme qu'il recherchait lui donnait, surtout depuis les derniers mois, une sensation de proximité et même de familiarité qui par moments l'abattait de façon inexplicable et en même temps l'encourageait à continuer ses recherches.»

Cette enquête policière classique malgré l'horreur des faits, est racontée par Pigeon Garay, exilé à Paris, en voyage en Argentine après vingt ans d'absence, lors d'un dîner en compagnie de son vieil ami Tomatis et d'un troisième individu, Soldi. Pigeon, témoin de l'enquête policière à Paris, prétend détenir et dire la vérité de cette histoire, à partir de ce qu'il a lu ou entendu dans les médias.

Tous les trois sont revenus, en navigant sur le fleuve Paraná, d'une journée passée chez la veuve de l'écrivain Washington Noriega, car ils s'intéressent à un manuscrit anonyme, un imposant roman de huit cent quinze feuillets intitulé «Sous les tentes grecques». Ils veulent tous trois ardemment découvrir l'origine et l'auteur de ce manuscrit mystérieux découvert dans les papiers de Washington. Les deux protagonistes du roman, un vieux guerrier et un jeune soldat, se rencontrent et confrontent leurs expériences de la guerre sous les murs de la ville de Troie assiégée, juste avant que le cheval ne passe les murailles.

«- le Vieux Soldat détient la vérité de l'expérience et le Jeune Soldat la vérité de la fiction. Elles ne sont jamais identiques mais, bien qu'elles soient de nature différente, parfois elles peuvent n'être pas contradictoires, dit Pigeon.»

Avec son intrigue complexe, à différents niveaux qui s'entrecroisent à la manière d'un puzzle borgésien, «L'enquête» nous montre la multiplicité des perceptions, et la fiction comme caisse de résonance des interprétations possibles de la réalité. La résolution de l'énigme policière n'est pas le coeur du livre, même si «L'enquête» contient en son sein un véritable roman policier, avec un personnage, le commissaire Morvan, digne des maîtres du genre, car Juan Jose Saer était comme Roberto Bolaño fasciné par ce genre littéraire, mais hanté lui aussi par l'exil, l'incertitude, et par les liens entre vérité, discours et fiction.

Au-delà de l'intelligence de cette construction en abîme, la magie de la phrase-fleuve de Saer opère de nouveau, qui plonge le lecteur au coeur de ce flottement des vies lié aux tiraillements affectifs obscurs et contradictoires de chaque individu.

«Levant la tête, Pigeon a pu voir, dans un ciel encore clair où les derniers vestiges violets avaient cédé au bleu généralisé, les premières étoiles. En un éclair soudain – le bruit de l'eau, plus net que pendant le trajet parce que le moteur s'était arrêté révélant la tranquillité de la nuit, avait sans doute contribué à cette soudaine clairvoyance – il a compris pourquoi, malgré sa bonne volonté et même ses efforts, depuis qu'il est arrivé de Paris après tant d'années d'absence, son pays natal ne lui a procuré aucune émotion : c'est parce qu'il est enfin devenu adulte, et être adulte signifie justement en venir à comprendre que ce n'est pas dans son pays natal qu'on est né, mais dans un lieu plus vaste, plus neutre, ni ami ni ennemi, inconnu, que personne ne saurait appeler le sien et qui n'engendre pas l'attachement mais semble étranger, un refuge qui n'est ni d'espace, ni de terre, ni même de parole, mais plutôt et pour autant que ces mots puissent encore signifier quelque chose, physique, chimique, biologique, cosmique, et dont font partie l'invisible et le visible – depuis le bout des doigts jusqu'à l'univers étoilé ou ce qu'on peut arriver à savoir de l'invisible et du visible, et que cet ensemble qui contient les frontières même de l'inconcevable n'est pas son pays mais sa prison, abandonnée et elle-même fermée de l'extérieur – l'obscurité démesurée qui vagabonde, glaciale et ignée, hors de portée non seulement des sens, mais bien aussi de l'émotion, de la nostalgie et de la pensée.»
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En un éclair soudain - le bruit de l'eau, plus net que pendant le trajet parce que le moteur s'était arrêté révélant la tranquillité de la nuit - il a compris pourquoi, malgré sa bonne volonté et même ses efforts, depuis qu'il est arrivé de Paris après tant d'années d'absence, son pays natal ne lui a procuré aucune émotion : c'est parce qu'il est enfin devenu adulte et être adulte signifie justement en venir à comprendre que ce n'est pas dans son pays natal qu'on est né, mais dans un lieu plus vaste, plus neutre, ni ami ni ennemi, inconnu, que personne ne saurait appeler le sien et qui n'engendre pas l'attachement mais semble étranger, un refuge qui n'est ni d'espace, ni de terre, ni même de parole, mais plutôt, et pour autant que ces mots puissent encore signifier quelque chose, physique, chimique, biologique, cosmique, et dont font partie l'invisible et le visible - depuis le bout des doigts jusqu'à l'univers étoilé - ou ce qu'on peut arriver à savoir de l'invisible et du visible, et que cet ensemble qui contient les frontières mêmes de l'inconcevable n'est pas son pays mais sa prison, abandonnée et elle-même fermée de l'extérieur - l'obscurité démesurée qui vagabonde, glaciale et ignée, hors de portée non seulement des sens, mais bien aussi de l'émotion, de la nostalgie et de la pensée.
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Malgré le froid, la veille de Noël obligeait les gens à sortir de chez eux et vers une heure, pendant qu'il [le commissaire Morvan] marchait lentement en direction du restaurant -[...]- il s'aperçut que le Burger King de la place était bondé. Des familles entières, encombrées d'enfants et de paquets, faisaient la queue aux caisses ou bien, installées à des tables aux bancs inamovibles, vissés au sol, mangeaient des menus identiques dans des assiettes et des gobelets de carton, profitant d'un court répit dans leur pénible course entre la reproduction et la consommation. Rigoureusement programmés de longue date par quatre ou cinq institutions fossilisées qui se complètent l'une l'autre - Banque, Ecole, Religion, Justice, Télévision - comme l'est un robot par le perfectionnisme obsessionnel de son constructeur, le plus insignifiant de leurs actes et la plus secrète de leurs pensées, à travers lesquels tous sont convaincus d'exprimer un individualisme farouche, se retrouvent, identiques et prévisibles, en chacun des inconnus qu'ils croisent dans la rue et qui, comme eux, se sont endettés en une semaine pour toute l'année qui va commencer en achetant, dans les mêmes grands magasins ou les mêmes chaînes de boutiques, les mêmes cadeaux qu'ils installeront au pied des mêmes arbres décorés de petites lumières, de neige artificielle et de guirlandes dorées, pour aller s'asseoir à des tables identiques et manger les mêmes aliments supposés exceptionnels qu'on pourra retrouver au même moment sur toutes les tables de l'Occident, desquelles ils se lèveront, passé minuit, se croyant réconciliés avec le monde opaque qui les a modelés, et emportant avec eux jusqu'à la mort - la même pour tous -, octroyées par le monde extérieur, les mêmes expériences qu'ils croient uniques et incommunicables, après avoir vécu les mêmes émotions et emmagasiné dans leur mémoire les mêmes souvenirs.
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Des familles entières, encombrées d'enfants (...), rigoureusement programmées de longue date par quatre ou cinq institutions fossilisées qui se complètent l'une l'autre -Banque, Ecole, Religion, Justice, Télévision- comme l'est un robot par le perfectionnisme obsessionnel de son constructeur, le plus insignifiant de leurs actes et la plus secrète de leurs pensées, à travers lesquels tous sont convaincus d'exprimer un individualisme farouche, se retrouvent, identiques et prévisibles, en chacun des inconnus qu'ils croisent dans la rue et qui, comme eux, se sont endettés en une semaine pour toute l'année qui va commencer en achetant, dans les mêmes grands magasins ou les mêmes chaînes de boutiques, les mêmes cadeaux qu'ils installeront au pied des mêmes arbres décorés de petites lumières, de neige artificielle et de guirlandes dorées, pour aller s'asseoir à des tables identiques et manger les mêmes aliments supposés exceptionnels qu'on pourra retrouver au même moment sur toutes les tables de l'Occident, desquelles ils se lèveront, passé minuit, se croyant réconciliés avec le monde opaque qui les a modelés, et emportant avec eux jusqu'à la mort - la même pour tous -, octroyées par le monde extérieur, les mêmes expériences qu'ils croient uniques et incommunicables, après avoir vécu les mêmes émotions et emmagasiné dans leur mémoire les mêmes souvenirs.
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Comme tous les notables de son temps, Lautret savait d'ailleurs que l'immense majorité des habitants de ce continent, et sans doute aussi des autres, confond le monde avec un archipel de représentations électroniques et verbales, de sorte que, quoi qu'il se passe, si tant est qu'il se passe encore quelque chose dans ce qu'on appelait autrefois le monde réel, il suffit de savoir ce qui doit être dit sur le plan artificiel des représentations pour que chacun se trouve plus ou moins satisfait, avec l'impression d'avoir participé aux délibérations qui modifieraient le cours des événements.
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Bien qu'en apparence elles soient inoffensives, elles peuvent être irritantes, et peut-être la conscience de leur propre fragilité, qui de façon paradoxale les pousse à se croire invulnérables, procure-t-elle une certaine impertinence à leurs opinions, ce qui peut leur attribuer la première voix dans le chant de notre époque, de sorte qu'en un certain sens leurs observations sévères à la porte de la boulangerie, leurs analyses sociologiques au salon de thé, leurs commentaires distraits, faits pour elles-mêmes et à haute voix devant les images du téléviseur, révèlent mieux le tréfonds de notre présent que les discours de ceux qu'on nomme politiciens, spécialistes en sciences humaines et journalistes. La conversation quotidienne d'une vieille femme avec son canari, tandis qu'elle nettoie sa cage, est peut-être le débat le plus sérieux des temps modernes, et non pas ceux qui se tiennent dans les assemblées, dans les tribunaux ou en Sorbonne : ayant gagné, après avoir tout perdu, le privilège de n'avoir plus rien à perdre, une sincérité sans calcul préside à leur style oratoire qui, parfois, ne s'exprime même pas par des mots mais plutôt par des silences et des gestes significatifs, par des hochements de tête nullement explicites et par des regards où se mêlent ardeur et détachement.
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