Lire
Marie-Hélène Lafon, c'est déjà - et c'est un privilège - bénéficier d'une exceptionnelle leçon de français.
Parmi nos écrivains contemporains " hexagonaux ", cette auteure est vraisemblablement l'une des plus belles, des plus riches, des plus originales et des plus pures plumes dont
Saint François de Sales nous ait fait don.
Lire
Marie-Hélène Lafon, c'est repenser le monde et sa complexité à partir des choses les plus simples en apparence, comme le fait si bien un
Franck Bouysse ou comme le fit avec toute la force d'une langue à jamais " empreinte " dans la littérature un
Giono.
Ces trois-là s'apparentent, se complètent, creusant et retrouvant dans la terre, dans leur terre, ces racines à partir desquelles il est peut-être envisageable d'apporter des éléments de réponse aux seules questions qui vaillent.
Dans ce premier roman
Marie Hélène Lafon offre une parole chorale à sa narration.
L'
histoire se situe à la fin des années soixante-dix avec quelques retours en arrière.
Laurent, trente ans, électricien dans un petit bourg du Cantal, vit avec Marlène, dix-huit ans, coiffeuse originaire de Normandie.
Ils se sont rencontrés un été au bord de la mer.
Lui jouait de la musique avec son frère Richard.
Elle ne faisait rien.
Ils se sont laissé porter par l'évidence.
Elle l'a suivi.
Ils se sont installés d'abord dans la maison de la mère de Laurent puis sont montés dans les collines et y ont retapé la maison de famille que personne ne veut habiter.
Quatre années d'un amour partagé.
Quatre années d'un bonheur fait de " petites choses ", eux, lui qui travaille, elle qui reste seule à la maison, lisant des livres empruntés au bibliobus qui passe régulièrement dans le bourg, ou se promenant au bord de la rivière à l'orée des bois.
Laurent a un ami, Roland, un menuisier célibataire.
Roland a une chienne qui vient d'avoir une portée.
Il fait cadeau d'un chiot à Marlène.
Bibine accompagne sa maîtresse dans ses balades.
Lors de l'une d'elles, Bibine est renversé par une voiture.
" La conductrice était pressée ; elle s'arrêta cependant, et proposa à Marlène de transporter le chien jusque chez le vétérinaire le plus proche. Marlène qui ne conduisait pas, accepta. le vétérinaire ne faisait pas de sentiment ; il avait l'habitude de soigner ce que ses clients et lui appelaient des " bêtes ", et non des chiens, des chats et autres canaris.
Il faisait dans le bétail utile, veaux, vaches, chevaux, cochons, et non dans l'animal de compagnie. Il méprisait " la canine " et s'irritait de voir les moeurs citadines se propager sur son territoire.
Vous l'aurez compris au titre du roman -
le soir du chien -, cet accident, cette visite chez ce vétérinaire sont le point de bascule, le point de rupture de l'histoire d'amour entre Laurent et Marlène.
Le vétérinaire qui a d'autres chats à fouetter ( pardon ! ) s'apprête à envoyer cette cliente qui fait dans " la canine " au diable Vauvert quand...
" Il n'avait jamais vu Marlène. Prévenu par sa femme, il entra en bougonnant dans la salle d'attente. Je crois que pour lui aussi ce fut une rencontre. Je veux bien le comprendre. Je ne peux pas faire autrement. J'essaie d'imaginer : les battements du coeur, soudain, plus vifs, sourds, presque douloureux ; ou le coup au creux de l'estomac ; ou les mains qui tremblent, les jambes molles.
Quelque chose de tellement inhabituel ou d'oublié ; surtout pour un homme comme celui-là, un maigre de corps, un caparaçonné.
C'est un moment grave et qui m'échappe. Tout de suite il a été dérangé par elle ; tout de suite il a dû comprendre, ou du moins sentir, qu'elle était un danger pour lui, pour la vie qu'il s'était fabriquée avec ses mains larges d'homme fort. Elle était très belle, plus belle que quatre ans plus tôt, quand je l'avais trouvée, moi ; plus belle chaque seconde. C'était dans sa peau, dans ses cheveux, dans son éloignement du monde, dans l'écart entre cette distance et sa présence, sa façon de marcher, de s'asseoir, de pencher la tête. Elle avait les yeux verts."
Contrairement à ce que prétend " un certain ", Dieu semble avoir pris un plaisir malin à jouer aux dés.
Alban, le vétérinaire presque quinquagénaire, va tout abandonner, femme, deux grands enfants, son affaire, sa patientèle pour cette jeune femme fatale, sa cadette de plus de vingt ans, avec laquelle il va repartir de zéro ou presque dans les Ardennes.
Laurent va, lui, devoir faire le deuil d'un amour ; une blessure profonde qui ne vous lâche pas de sitôt.
" J'apprenais cette douleur de la privation sans la mort."
Marlène s'en ira un quatorze juillet. Lorsqu'il rentrera dans la maison vide, il trouvera un mot sur le lit " Je ne t'ai pas menti ".
Cette histoire d'amour qui finit mal, si elle occupe la part centrale du roman, n'accapare pas à elle seule ce qui fait la force et la richesse de cette oeuvre.
La belle Marlène, cette rousse aux cheveux annelés, à la peau claire et aux yeux verts, cette jeune beauté fatale ne vient pas de nulle part, tout comme Laurent, Roland ou encore Aude Cadou la bibliothécaire.
Grâce au choix que fait MHL de donner la parole à un grand nombre de protagonistes, ceux que j'ai cités et d'autres, de multiples vies viennent s'agréger à la trame évoquée, et ces vies ont autant de corps, de chair, de présence que celles des personnages " principaux ".
Georges, l'oncle défunt tué à seize lors d'un bombardement est " omniprésent ", comme l'est la mère de Marlène, qui n'a pas élevé sa fille parce qu'ayant fauté avec un voyageur de commerce, un " coq mâle ", comme les appelle MHL, reconverti en patron de bistrot qui s'alcoolise pendant que sa femme le trompe et compte les jours et les sous avant de le quitter...
Roland est singulièrement touchant.
Aude Cadou est un joli point d'attente, une interrogation, une interprétation à coup sûr.
La grande force de ce roman, ou une de ses grandes forces, c'est l'indissociabilité de ses personnages, la présence charnelle que leur donne en quelques mots l'auteure.
140 pages incarnées. Des vies et des personnages qui nous parlent avec d'autant plus de vérité qu'il sont vous ou moi, vous et moi.
En tout cas, j'en ai croisé beaucoup comme eux et je ne crois pas être très différent de ce qu'ils sont. Mes racines limousines ne sont en plus pas très éloignées du Cantal... qui était le fromage préféré de ma grand-mère maternelle ( sourire ).
Deux ou trois heures de lecture plaisir, de lecture émotion, de lecture sensuelle, de lecture charnelle, de lecture réflexion, de lecture gratification.
Presque pas de dialogues mais des prises de paroles alternées qui se relaient, se font écho et qui donnent une saveur particulière et à ce très joli roman.