C'est, je crois, avant tout la curiosité entourant cette auteure discrète et néanmoins présente depuis longtemps dans le paysage littéraire français, qui m'aura dans un premier temps poussé à aller à sa rencontre alors que je promenais mon regard distrait sur les rayonnages de la bibliothèque municipale.
Linda Lê, dont j'avais déjà entendu parler à plusieurs reprises (la plupart du temps, d'ailleurs, plutôt «en bien»), née en 1963 au Vietnam et arrivée en
France en 1977, a publié son premier
roman en 1986, à seulement 23 ans. Très réservée («un ours qui se terre», selon ses propres mots), on ne l'entend guère parler de son oeuvre dans les médias. Malgré une carrière de
romancière et de nouvelliste confirmée et ayant bénéficié d'une reconnaissance incontestable et largement majoritaire de la part de la critique littéraire, mis à part le prix Renaudot «Livre de
Poche» en 2011 («
À l'enfant que je n'aurai pas»), à ce jour
Linda Lê ne s'est jamais vu cependant décerner de prix littéraire majeur et médiatisé (Goncourt, Médicis, Femina..) et resterait relativement peu connue du grand public.
«
AUTRES JEUX AVEC LE FEU». Pourquoi «autres» ? S'agirait-il peut-être d'une suite à un recueil précédent de nouvelles qui se serait intitulé «JEUX AVEC LE FEU» ? Renseignements pris, non... Quels seraient donc ces «autres» jeux avec le feu, me demandai-je alors ? En principe, ne vaudrait-il mieux au départ ne pas jouer du tout avec le feu ? Il en est d'ailleurs parmi nous qui le savent très bien et, pour avoir manqué cruellement de prudence, en ont fait hélas l'expérience à leurs frais, à commencer par ce très vieux et cher Prométhée du feu des dieux...
D'autre part, il n'y a pas beaucoup mots de la langue aussi petits et monosyllabiques que celui-ci se prêtant aussi facilement à des jeux de sens et à de métaphores diverses et variées. Il y en a certainement très peu, il me semble, qui pourraient se vanter d'avoir une aussi large et riche gamme polysémique. Feu = chaleur, lumière, désir, défunt, brûlure, colère, explosion, flambeau, aigreur, combat, inspiration...et j'en passe !
Il n'en reste pas moins qu'on ne joue pas impunément avec le feu. On ne devrait pas ouvrir sa fenêtre innocemment pour sauver une mouche, et l'accueillir ensuite définitivement chez soi, même si on se sent seul et isolé. On ne saurait pas soumettre inconsidérément et sans risquer de provoquer des conséquences très fâcheuses, la nécrologie qu'on aurait rédigée à l'avance à l'appréciation du futur défunt lui-même. On aurait peut-être pu éviter de devenir prisonnier de son passé, si on n'avait pas délibérément frappé à la porte de sa maison d'enfance, celle-là même où l'on avait abandonné sans façons son jumeau avant de s'exiler soi-même. Un écrivain devrait pouvoir envoyer tout de suite son manuscrit achevé à son éditeur, au lieu de le garder, inconscient, des nuits entières sous son oreiller, ouvrant ainsi un espace à des visions nocturnes venues d'un passé qu'on avait voulu pourtant exclure totalement de sa vie et de son oeuvre...
Dans quasiment toutes les quatorze nouvelles qui composent ce recueil, le récit est construit à partir d'un point de vue subjectif, d'une
voix intérieure, à la première
personne, d'un «je» qui à la fois subit et narre. Des personnages qui se retrouvent systématiquement aux prises avec un événement étrange faisant irruption dans leur vie. Dans cette nouvelle réalité transfigurée, les limites qu'ils avaient établies entre le réel et l'imaginaire, l'extérieur et l'intérieur, le passé et le présent deviennent poreuses et finissent la plupart du temps par être définitivement abolies, les précipitant dans l'irrémédiable, le désespoir, la mort ou la folie.
Dans une de ses rares interviews (
France Culture, 2020),
Linda Lê avait déclaré : «le monde de la folie m'a toujours fasciné, pas la folie qu'on enferme, mais la folie douce, celle qui fait que les personnages sont presque à la recherche de la vraie vie». Dans «
AUTRES JEUX AVEC LE FEU», j'ai eu le sentiment que l'auteure aussi se prêtait, par l'intermédiaire de ses fictions, à ces mêmes jeux subjectifs avec le feu. Parmi ses personnages, certains sont, à son image, écrivains (dont un qui, ayant été mordu littéralement au cou par un mot, se transformera finalement lui-même en Livre !), d'autres ont connu comme elle l'exil et/ou sont d'origine vietnamienne, d'autres encore semblent avoir été marqués par des séparations précoces difficiles, ou bien par des ruptures radicales afin de pouvoir exister autrement, autonomes et ailleurs. Cependant ici, l'exil, qu'il soit extérieur ou intérieur, l'isolement ou la quête de réparation vis-à-vis du passé, semblent constituer un mirage cruel et inatteignable auquel on s'attache parfois en vain et dans lequel on finit souvent par se perdre, les non-dits prennent ici volontiers la forme de revenants qui viennent vous hanter, et les images qu'on avait essayé de refouler, ou les sentiments qu'on avait scrupuleusement cachés risquent tous, à un moment donné, de se transformer en chimères affamées réclamant cruellement leurs dus. «Quand on se réfugie dans le désespoir, ce qui paralyse n'est pas l'indifférence absolue à son sort, mais au contraire un grand souci de soi qui, faute de pouvoir s'exprimer, trouve dans le désir de mort un accomplissement de sa volonté de puissance», résume un de ses personnages par rapport à ce qui insiste malgré tout à brûler à l'intérieur de soi-même et dont parfois, complices, on ne peut faire autrement que de se laisser progressivement consumer.
Selon le très grand
Fernando Pessoa, la seule patrie qui compterait au fond, c'est la langue : «Ma patrie, c'est la langue portugaise !», avait-il clamé par le biais de l'un de ses hétéronymes. Est-ce possible d'imaginer qu'on puisse s'en exiler définitivement ? En adoptant une langue étrangère, serions-nous capables de faire taire celle qui s'était inscrite en nous à partir des mouvements et des sensations les plus archaïques vécues par notre corps ? Quoi qu'il en soit, ici, dans une langue d'adoption que j'ai trouvée pleine de nuances, élégante et raffinée, à la fois originale et intemporelle,
Linda Lê semble avoir trouvé, sinon une «nouvelle patrie», du moins un refuge suffisamment solide et rassurant lui permettant de jouer librement à ces
autres jeux avec le feu qui, d'après l'auteure, et citant un mot du poète breton
Armand Robin, conduiraient certains d'entre nous à se découvrir être «en toute terre, un étrange étranger».