Objets inanimés avez vous donc une âme?
C'est ce que l'on pourrait dire de nos livres qui attendent pour vivre que nous voulions bien les lire.
Et justement voilà un livre, parmi d'autres ( À l'ombre des jeunes files en fleur, Anna Karénine, La montagne magique, l'homme sans qualités..) qui m'attendait depuis de nombreuses années, dans une pile de livres à lire.
Je l'avais parcouru rapidement et il m'était apparu, de prime abord, comme un livre ardu.
Et puis, il faut dire que la quatrième de couverture, comme souvent, ne rend pas du tout compte du contenu et de la complexité de ce roman.
Après en avoir fini la lecture, j'ai complètement changé mon impression première. C'est, sans nul doute, le meilleur roman de le Clézio qu'il m'ait été donné de lire. C'est un récit merveilleux, plein de poésie, de souffrance et de bonheur, à lire lentement pour bien en apprécier toute la beauté.
Il est en réalité composé de deux récits parallèles:
- d'une part, le récit du malheur de nombreuses tribus du
désert, chassées dans les années 1910 par les colonisateurs français et leurs alliés africains, un de ces faits troubles de notre passé national, et qui fait écho à ce qui est évoqué en ce moment, sur la nécessité de faire la lumière sur certains pans de notre histoire. C'est le récit d'un exil, d'une errance sans fin sur un rythme très lent, parfois quasi mystique. Il y a une atmosphère de souffrance et de mort, mais aussi de résignation et de paix intérieure, dans l'histoire de ces exilés, parmi lesquels le jeune Nour, et révoltés contre les "Chrétiens", conduit par un cheik plein de bonté et de compassion. Elle se finira par le massacre d'une grande partie d'entre eux par les troupes du génér
al Mangin.
- d'autre part, le récit d'une partie de la vie de Lalla, jeune fille descendante de ces femmes et hommes du
désert, dont la mère Hawa est morte, et qui a été confiée à sa tante Aamma. Elle vit heureuse dans un bidonville. le récit décrit avec beaucoup de poésie la vie de Lalla, ses promenades au bord de la mer, ses échanges avec Naman, vieux pêcheur et merveilleux conteur, avec les animaux, cet albatros qu'elle nomme le Prince, les jours autour du feu, les jours de vent, surtout le vent mauvais, les jours où elle va aux bains des femmes avec sa tante, et surtout ses promenades sur les plateaux et dans le
désert avec le Hartani, beau berger muet et farouche, et aussi ses dialogues imaginaires avec Er Ser le Secret, un homme bleu du
désert. le titre de ce chapitre: le Bonheur, est significatif de cette atmosphère heureuse malgré la pauvreté voire la misère. On pense aux paroles de la chanson d'
Aznavour .." Il se dit que la misère serait moins pénible au soleil", un soleil aussi omniprésent, et dont les rapports avec la nature et notamment le
désert sont admirablement décrits. Mais une menace pèse sur ce bonheur, car la famille voudrait la marier à un homme bien plus vieux qu'elle mais riche. Lalla décide alors de s'enfuir dans le
désert avec le Hartani et se donne à lui.
L'autre chapitre de la vie de Lalla nous la montre arrivée à Marseille pour retrouver sa tante qui a émigré dans cette ville. On apprendra qu'elle a été retrouvée quasi morte dans le
désert, on ne saura pourquoi sa tante Aamma a émigré en France. le titre de ce chapitre "La vie chez les esclaves" donne le ton. C'est le récit d'une vie misérable pour tous les immigrés, de leurs conditions de vie sordides et de la saleté s'étalant partout dans la ville. Il y a évidemment un propos délibéré de l'auteur de nous montrer le malheur de tous ces gens déracinés, en opposition à leur relatif bonheur là d'où ils sont venus. Parmi eux, Lalla garde sa volonté d'indépendance et sa fierté, elle qui est enceinte du Hartani. Son seul ami est un jeune gitan, Radicz, qui vit de mendicité puis de petits vols. Un photographe subjugué par la beauté de Lalla va lui proposer de poser pour lui. Ses photos auront un grand succès. Mais Lalla n'est intéressée ni par la notoriété ni par l'argent et elle repart vers sa Cité du Maroc, où elle accouche seule de son enfant.
J'ai été complètement émerveillé par la qualité d'écriture de ce roman, qui reprend des thèmes chers à
Le Clezio: l'exil, l'enfance, les déclassés, entre autres.
L'auteur sait nous rendre palpable la beauté de la nature, la mer, le
désert, le soleil, le vent, dans la vie de Lalla au Maroc, et de la même façon la laideur et la malfaisance terrifiante de la ville de Marseille.
C'est, pour moi, un livre à lire et relire.