Hervé Jaouen

Certes, il ne faut pas fourrer tous les Anglais dans le même sac, dans la même panse bien remplie. En d’autres temps, lors d’autres famines, avant celle-ci nommée la Grande, l’église anglicane et des dames patronnesses ont organisé des soupes populaires, mais au lieu d’exiger un quelconque travail c’était la religion qu’on priait aimablement d’abjurer, malgré la loi d’émancipation et le droit de pratiquer le culte.

Je préfère voir la gueule de mon chien sur mon mur que la tronche de ma connasse de fille.

Combien de fois j'ai failli crier la vérité ? (...) Je sais que tu le sais. Parce qu' au tribunal tes yeux m'intimaient de me taire. Je ne t'ai pas désobéi, cette fois. Je suis restée intacte aux yeux de tous. Intacte à tes yeux, aussi et surtout.

Une énorme femme barrait -occupait, remplissait ?- le couloir. Ridicule coquette aux cheveux crêpés roses, aux yeux bovins sous des faux cils argentés, aux chevilles en baguettes de tambour mais assez solides, cependant, pour supporter un quintal de chair, de graisse et d'eau. Ses seins étaient si imposants que sa robe sans manches se soulevait sur le devant, jusqu'à mi-cuisse. (p.52).

Représente-toi la mémoire sous la forme d'un damier avec des milliers de petites cases éclairées, reliées entre elles par de minuscules fils électriques. Si des fils cassent, des cases s'éteignent. Ca, ce serait une attaque cérébrale. Une tumeur produirait l'effet d'une bouteille d'encre qu'on renverserait sur le damier. Tout un tas de cases seraient obscurcies d'un coup. Le problème de Mamie, c'est que les cases pâlissent les unes après les autres, et s'éteignent doucement. (p. 57)

Pendant quelques mois ils vécurent sous le même toit,mais l'un à côté de l'autre. Martial tolérait son fils comme il aurait toléré la présence d'un chien qui n'aboie jamais et vit caché sous la table.

"_L'oisiveté est mère de tous les vices, disait-elle.
Certes, mais quand l'oisiveté va de pair avec le surmenage?"

On devrait toujours songer que sous chaque pierre tombale reposent des destins insoupçonnés.

Mais, sais-tu Yvonne, il y pire que la tuberculose. Cela s’appelle la peste brune.

En plus, là-bas, en Asie Mineure, il y avait des guerres de religion, et se faire la guerre pour des croyances dépasse l'entendement de ceux qui n'en ont aucune. Chacun doit être libre de prier qui il veut et tant mieux pour lui si ça lui fait du bien, tant qu'il ne mange pas le pain des voisins...
(poche p. 131)

On peut avoir passé le demi-siècle et éprouver des chagrins de petite fille qui a perdu son chat.

Sec et chaud, le mois de mars avait leurré son monde, hommes et bêtes, et plantes y compris. Le printemps avait enjambé une portion de calendrier. Au lieu de cette légère brume chromatique brun -vert qui laisse entrevoir, à la surface des horizons boisés toujours dans leur nudité hiémale, la formation des bourgeons, c'était, avec une bonne quinzaine de jours d'avance, des touches franchement printanières que le regard effleurait sur les talus, le long des prairies et au cœur des futaies : fauve presque automnal des hêtres et des peupliers, vert tendre des bouleaux, bouquets anisés des saules et des noisetiers en forme d'asparagus géants. Les sources tiraient la langue et les ruisseaux ne babillaient plus.

J'ai essentiellement progressé par l'expérience négative - mauvaise canne, mauvaise soie, mauvais geste - pour obtenir un résultat approximatif, dans la lenteur des préliminaires qui multiplient les petits émois du jour. Au fond, je suis de ceux qui s"escriment à défaire les nœuds d'un paquet plutôt que de déchirer le papier cadeau. Si j'étais né avec une cuiller d'argent dans la bouche - en l'occurrence la connaissance congénitale de l'univers des insectes aquatiques, le meilleur matériel du monde et l'art inné de l'utilise - , qu'aurais-je eu à écrire ? Je n'aurais pas eu à raconter ces deux soirées où les truites de l'Aven en eurent assez de croquer de la paysanne rousse.
pages 183-184

Comment concevoir que j'y ferais mon apprentissage de banquier et emprunterais ce même chemin détourné en direction de la littérature qu'un illustre prédécesseur, Jean Giono, démarcheur à la succursale de Manosque du CNEP ? Son "chant du monde" me renversa, lycéen; ses écrits "bancaires", quelque six ou sept ans après mon embauche, me donnèrent l'espoir de vérifier un jour par moi-même la véracité de l'adage de café de commerce : la banque mène à tout, l'essentiel est d'en sortir.
pages 97-98.

Fanch avait l’intuition que les paysans comme lui allaient s’appauvrir et le monde entier s’enrichir à leurs dépens. Il aurait voulu que le temps se fût suspendu quelques années après son mariage, à l’époque où l’on n’avait des comptes à rendre qu’à soi-même. La terre n’avait pas bougé, mais autour d’elle un manège s’était mis en route, impossible à arrêter. Il aurait voulu fermer les yeux, il devait les garder ouverts sur tout ce qui lui démontrait que les temps changeaient.
(p. 136-137, Chapitre 10).

On devrait toujours songer que sous chaque pierre tombale reposent des destins insoupçonnés

Voilà ce qui sépare les riches des pauvres, songea-t-elle : les premiers choisissent leur paysage, les seconds subissent le leur.

Mourir n'est rien, dit le vieil homme, c'est tout abandonné qui est désolant.

Je suis un idéaliste. Je voudrais que chaque minute de notre vie à tous les trois soit un instant de bonheur - bonheur silencieux ou bonheur exprimé, bonheur partagé. Le moindre accroc m'est préjudiciable.

Quand il était passé à Men Meur la mer était pleine, le journal disait qu’elle était basse. Et pareil à la rubrique « Quel temps fera-t-il ? ». De la pluie, alors qu’il faisait beau. A qui se fier si les journaux mentaient ? T’es con, se dit-il un instant plus tard, c’est pas le journal d’aujourd’hui.