Citations de Laurent Seksik (822)
Il avait été ému à la lecture du Neue Berliner Zeitung par un article de l'écrivain Joseph Roth qu'il avait soigneusement découpé et qu'il conservait au milieu d'un tas d'autres. Sous le titre Réfugiés de l'Est, le papier disait :
"C'étaient des réfugiés. Généralement connus comme le "danger venu de l'Est". La peur des pogroms qui les soude les uns aux autres fait d'eux une avalanche de malheur et de saleté qui, grossissant lentement, se répand de l'Est sur l'Allemagne. Une partie s'amasse en grosses boules dans les quartiers est de Berlin. Presque tous sont vieux, fragiles et brisés. Ils viennent d'Ukraine, de Galicie, de Hongrie. Des centaines de milliers ont été victimes chez eux de pogroms. Cent quarante mille sont morts en Ukraine. Des survivants vont à Berlin. Ils poursuivent ensemble leur route vers l'ouest, la Hollande, l'Amérique et plus d'un va vers le sud, vers la Palestine. Au total, cinquante mille réfugiés sont venus de l'est en Allemagne, après la guerre (nous sommes en 1920). On a l'impression que ce sont des millions. La misère en effet se voit deux fois, dix fois plus. Tant elle est grande."
J'étais assez indépendant, le jour avait vingt-quatre heures et toutes m'appartenaient.
Une divine surprise l'attend dans sa famille d'accueil (à Aarau en Suisse). A peine a-t-il passé le pas de la porte que la mère le choie comme un fils. Le père, Jost Winteler, le fait asseoir à ses côtés, lui demande de raconter son histoire. On le considère comme un membre de la famille. Paul, le fils Winteler, ne montre aucune jalousie. Marie, sa cadette, l'observe avec un regard curieux qu'aucune fille n'a jamais posé sur lui. Les liens, si promptement installés, résisteront si durablement au temps que Paul, le fils Winteler, épousera Maja, la sœur d'Albert.
1739 - [Folio/biographie n° 45, p. 52]
Alors, ma mère s’est subitement transformée. Elle a pris l’apparence d’un loup. Son corps s’est recouvert de poils, des griffes ont poussé au bout de ses longs doigts, et soudain, oui, vous pouvez me croire, ma mère a dévoré mon père. Vous me croyez, n’est-ce pas ? P 52
Il est le père d'Eduard. Qu'est-ce que cela signifie?Les pères engendrent les fils. Mais ce sont les fils qui rendent père leur géniteur, qui font d'eux des hommes
Enfant, dans ma famille, être juif importait peu. Nous nous voulions Autrichiens avant tout.
(Albert Einstein) a cru en l’intelligibilité de l’architecture du monde. Il ne peut imaginer un dieu qui récompense et punit l’objet de sa création. Il a toujours vu la raison se manifester dans la vie. Et la raison n’est plus nulle part dans l’esprit de son fils.
Ces gens-là n'aiment pas les hommes de ma condition. Je me demande bien ce qu'on leur a fait. Pourquoi détester sans raison alors qu'il y a décidément tellement de bons motifs pour haïr ? Je n'aurai rien compris à cette histoire de race supérieure.
Jacob, le père de Victor était tout l'inverse. Homme de parole et d'action, type bourré de qualités à qui certains prêtaient tous les défauts, grande gueule n'ayant peur de rien ni personne, il avançait dans la vie sans s'appesantir sur les obstacles ni se perdre en conjectures. Personnalité qui comptait autant d'adulateurs que de contempteurs, qu'on saluait chapeau bas ou qu'on préférait ignorer, il accordait de l'importance aux détails, était capable de s'emporter d'une même colère pour l'honneur du capitaine Dreyfus et pour un thé à la menthe refroidi. Tout lui tenait à cœur quand son épouse n'avait de cœur à rien. Le couple était bien assorti, l'une la froide majesté d'un Vermeer, l'autre le maniérisme d'un Titien.
La médecine est un art, savez-vous, au même titre que la peinture ou la littérature. Bien entendu, tous les médecins ne sont pas des artistes. Comme il y a des peintres du dimanche et des écrivains à la petite semaine, il y a des médecins besogneux, mais, pour d'autres, c'est un art vivant, du grand art, même.
Roman eut l'impression de rencontrer une sœur de souffrance. Depuis la disparition de Joseph, il avait toujours la hantise que sa mère disparaisse, emportée par une maladie grave ou renversée par une carriole. C'était une terreur semblant venir du fond des temps, un peu comme la peur du loup.
Nina détestait tous les Kacew. En un sens, elle avait l'esprit de famille. Elle les détestait avec l'excès qu'elle appliquait à toute chose, les détestait sans nuances, avec une violence irraisonnée, une férocité jamais feinte. Elle excellait dans l'art de la détestation, haïssait avec un talent fou, trouvait toujours le mot juste et le terme assassin, et si sa rancœur contre tel ou tel individu s'adoucissait - car elle était capable de se réconcilier avec la même promptitude qu'elle pouvait s'enflammer contre quelqu'un -, alors elle se découvrait un nouvel adversaire, ouvrait un nouveau front. Nina était en guerre contre une succession de cibles, individus proches ou lointains qui formaient comme la parade d'effigies défilant au stand de tirs dans les fêtes foraines.
Quand il lisait Anna Karenine, ça n'était pas l'amour destructeur d'Anna pour Vronski qui le faisait vibrer, mais celui de Lévine et Kitty, un amour conjugal, vertueux, sans bravade. Sa vie était un combat contre les excès, les pulsions en tout genre. Pavel espérait quitter ce monde la tête haute, le cœur léger, l'âme en paix, à l'instant que Dieu ou le destin aurait choisi. Le plus tard serait, cependant, le mieux.
Terminées les lectures, plus jamais le regard posé sur la page d'un livre. Plus jamais les yeux ouverts sur d'autres univers. Et l'étrange et lumineuse intimité avec l'auteur, l'impression d'être aspiré dans un monde, plus jamais le voyage imaginaire, la distorsion du temps. Et plus jamais l'ivresse d'écrire, les morceaux de bravoure et les passions grandioses, les féeries révélées et le jeu des transferts, oui, décidément, ce monde au milieu des mots aura été le seul univers où vivre était supportable. Tourner ou écrire des pages aura été l'unique geste qu'il aura accompli avec légèreté. Avec les hommes, jamais il ne sera parvenu à la moindre insouciance.
-L'avenir, dit-il d'un air réfléchi, je n'y ai jamais cru.
-Vous avez tort, si je puis me permettre. L'avenir nous appartient, c'est même tout ce qu'il nous reste. (p.193)
Rien n'est plus beau à explorer que le mystère . il est la source de tout art et de toute science véritable.
Il ( Zweig ) se mît à évoquer les jours anciens. Il aimait faire le récit des heures du début du siècle, quand il avait vingt ans, à Vienne. Il savait que ses anecdotes la ravissaient toujours. Elle ( Lotte, son épouse ) avait l'impression de voyager dans le temps, d'avoir eu vingt ans avec lui. Parfois, quand il n'était pas d'humeur, elle insistait :
" Racontez- moi un de vos souvenirs. J'aime quand vous vous racontez, vous racontez si bien. Je veux tout savoir de vous. [...] Le destin m'a fait naître trop tard, je veux rattraper le temps perdu, ces années à l'écart de votre présence."
Épilogue
1972
Robert
Pour le reste, il avait fait de son mieux.
Il revit en pensée son ami, allongé sur son lit de souffrance, le visage souriant, presque angélique, après qu'il lui eut administré l' ultime ampoule de morphine. Il songea combien il devait à cet homme, songea à la chance que le sort lui avait accordée en plaçant sur sa route un tel monument de la pensée, un tel sommet d'humanité. Il remercia le ciel pour cette rencontre qui avait donné un sens à son existence et changé le cours de sa vie.
( p.325)
J’ignorais que mon frère avait adopté en dépit du fait qu’il avait déjà des enfants. Je trouve cela très généreux. Si j’en avais été informé auparavant et eusse appris que mon frère recherchait quelqu’un, j’aurais postulé pour le poste. J’aurais adoré qu’Hans-Albert m’adopte.
Ses cousins, ses amis, ceux qui étaient restés, qui n'avaient rien voulu entendre, pas voulu l'écouter, connaissaient la misère et connaissaient la faim. Et l'on rapportait que, parfois, l'un de ces bannis, saisi d'un moment d'intrépidité, assoiffé de l'air du dehors, du parfum du passé, appelé par les éclats du soleil, s'aventurait dans les avenues de Vienne, descendait l'Alserstrasse avec l'espoir de cueillir mille instants lumineux. Alors, racontait-on, des passants le reconnaissaient à son air hagard, l'effroi sur son visage, ils l'interpellaient, rameutaient une foule, le rappelaient à l'ordre, le nouvel ordre. Quelqu'un dans la ronde envoyait une pierre, un second venait donner une gifle, d'autres encouragés, se ruaient sur l'homme, les coups pleuvaient, le sang coulait, on s'acharnait ; et si jamais un SS, flânant sur le Ring, remontant la Floriangasse, alerté par le tumulte, s'approchait de la scène, alors une clameur confuse s'élevait de la foule, le cercle s'élargissait, un grand silence se faisait, le SS tirait de sa ceinture un pistolet et l'arme scintillait sous le soleil de Vienne. L'homme en noir visait, ajustait son tir, une balle sifflait et la mort venait rattraper l'adepte du grand air.