En quête d'une source, d'une eau où ne pas perdre pied pour se tenir plus fermement sur terre…
«
Espace et labyrinthes » donne un avant-gout du festival
Etonnants Voyageurs qui prendra début juin ses quartiers estivaux à Saint Malo.
Vassili Golovanov est en effet un véritable voyageur, un étonnant voyageur c'est le cas de le dire, aventurier dans son propre pays, un
Nicolas Bouvier russe, allant, le « coeur ouvert » dans les recoins de sa terre natale, plus précisément sur le territoire immense de la Volga, qui relie tous les russes par des liens de filiation « comme s'il s'agissait non de fleuve et d'eau, mais d'artère et de sang », pour capter l'âme russe. Avant qu'elle ne disparaisse, menacée par la culture actuelle du post-modernisme. L'épigraphe de ce beau livre délectable et érudit donne le ton :
« La terre natale appartient toujours à une géographie du sacré. Pour moi, elle est au centre d'une mythologie inépuisable. C'est grâce à cette mythologie, que j'ai réussi à connaître sa véritable histoire. La mienne aussi, peut-être » -
Mircea Eliade, «
l'épreuve du labyrinthe ».
Une recherche semée de mystères, patiente et attentive, tendre et poétique, dans les trous perdus, dans les villages désertés où il ne reste qu'une poignée d'habitants, dans les vastes plaines désertiques, une quête labyrinthique au sein même de l'immense espace russe pour, via un regard et une sensibilité éminemment poétique, se reconnaitre. Aller à la source pour retrouver ses propres racines. Puis remonter le fleuve et s'aventurer sur les vastes plaines désertique de la Russie asiatique, superposition de couches culturelles multiethniques, jusqu'au delta de la Volga, ce couloir célèbre entre Oural et Caspienne « un des lieux les plus échevelés de l'histoire », lieu d'incessantes vagues migratoires. La Volga traverse la Russie, cette terre qui unit l'Europe et l'Asie, qui juxtapose le trop-plein et le vide, la beauté produite par les hommes versus la beauté des origines, l'espace verrouillé collé à un espace ouvert à tous les vents et tous les temps… Six textes magnifiques pour six lieux emblématiques.
La poésie de
Vassili Golovanov permet de sertir de mots ces espaces ; elle chante la diversité, magnifie les paysages, met à l'honneur les mythes, donne la parole aux humbles, honore les héros nationaux, symboles du peuple russe, les poètes comme Khlebnikov, les écrivains comme
Andréï Platonov, l'anarchiste Bakounine. Elle exhume les cultures oubliées, ensevelies.
L'auteur est un géopoète, l'espace martèle sa poésie et permet de franchir les labyrinthes. Il est même un "géobiopoète" dans le sens où il entrelace espace et personnages mythiques au moyen d'une langue universelle, la poésie, enveloppant de douceur ce voyage métaphysique.
« le hasard a voulu que ce contexte ici fût une île. Une petite île, une réserve naturelle encerclée par des eaux saumâtres et nonchalantes, envahie de saules, d'églantiers et de tamaris, tapissée de roseaux, d'herbes dures comme du métal : absinthe, chanvre, liserons. C'était la fin de l'automne. le jour, les abeilles essaimaient dans les trous caverneux des troncs de saules centenaires creusés par le temps, se délectant des derniers rayons de soleil. La nuit, à l'heure où chuchotent les saules sous les étoiles froides et muettes, les craquements des roseaux et les éclaboussures sonores des silures dans l'eau noire faisaient écho aux bruissements et aux pulsations cosmiques ».
Alors, certes, la poésie est somptueuse, le voyage passionnant et érudit, pourtant il règne un sentiment doux-amer d'échec dans certaines de ses réflexions. Comme une fatalité. le long chapitre dédié à Bakounine montre que l'anarchisme aurait pu être une voie, surtout au regard des impasses et des illusions apportées par la Révolution mais cette voie n'a pas été entendue et désormais « le monde est entré dans une nouvelle phase, la lutte des classes a laissé place aux luttes technologiques et d'information, aux manifestations contre la globalisation et à la militance technologique ». Un citoyen est avant tout aujourd'hui un consommateur dans un marché global.
Par ailleurs, il le souligne à plusieurs reprises, « pour comprendre ce qu'est son pays aujourd'hui, il faut se préparer non pas à étudier des moeurs originales et à enregistrer les traditions orales mais avant tout à supporter l'absence de moeurs, l'amoralité, l'ivrognerie sans fond, l'indifférence et l'amnésie, au sens le plus exact et le plus insoutenable de ce mot », avec quand même, une fois cela conscientisée, un espoir lorsqu'il rencontre des gens qui, d'une façon étonnante « allient la
mémoire du grand passé, la dignité du présent et le magnétisme du futur, les trois temps de l'espoir ».
L'amour et la littérature semblent finalement être la planche de salut permettant d'atteindre le but que s'est fixé l'auteur. Comme l'attestent respectivement le texte central « le territoire de l'amour » et le dernier chapitre qui clôt l'ouvrage « Vers les ruines de
Tchevengour », relecture par l'auteur des oeuvres d'un certain
Platonov, ingénieur bolchévique qui a écrit un livre prophétique, véritable allégorie de l'esprit russe. Vassili Glovanov y trouve des clés précieuses faisant écho d'ailleurs à la politique russe contemporaine, même si l'auteur ne le mentionne pas expressément. « Il n'est pas facile d'avouer qu'à un moment donné, on est porteur à son insu de tant de ténèbres sauvages », écrit-il…Ce chapitre est complexe et mériterait pour ma part une relecture mais, nous le sentons, la clé est là, palpitante.
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Espace et labyrinthes" est une quête riche, érudite, passionnante. Via le voyage, la poésie et la connaissance fine et contextualisée de la vie et de l'oeuvre des grands personnages emblématiques du peuple russe, cette quête semble avoir atteint son but malgré quelques réflexions en demi-teinte. Elle nous donne à nous lecteurs occidentaux des clés de compréhension intéressantes tout en nous abreuvant d'une poésie magnifique. Une lecture que je dois, une fois de plus, à @bobfutur et @BookyCooky. Merci !
« Il nous fallait encore nous emplir de cette lumière, de cet espace, avant de répandre le pollen magique que nous avions récolté », voilà le sentiment fort qui m'étreint après la lecture d'un tel livre, un livre rare.